|         
    29
                novembre 1917
  7
                janvier 1918
  28
                février
  16
                mars
  4
                mai
  30
                mai
  2
                mai 1919
  7
                mai
  29
                juin
  30
                juin
  1er
                juillet
  2
                juillet
  3
                juillet
  4
                juillet
  6
                juillet
  20
                juillet
  23
                juillet
  20
                novembre
  Fin
 |             
 Le
                29 novembre 1917           Encore
                une nouvelle tranche de campagne qui commence pour moi.           Parti
                le 27 septembre de Baresani, avec une permission de trente jours
                qui a filé comme si elle n'avait duré qu'une semaine, me voici
                de nouveau embarqué, sur un bateau de guerre, cette fois, où
                j'occupe une petite cabine d'officier retirée et calme, dont le
                hublot m'encadre un petit morceau de la rade de Tarente : mer
                bleue, temps doux de printemps, maisonnettes blanches éclatant
                au soleil.           Bruits
                de machines. Nous ne partons que ce soir. Donc quelques heures
                à perdre, à rêvasser, à gaspiller. Que de temps gaspillé
                depuis trois ans et demi bientôt. Enfin, c'est la loi, je sais
                qu'il le faut, je sais qu'il en est de plus malheureux que moi.
                N'importe, cela devient un peu long tout de même.           Que
                va-t-il se passer ? Les Russes sont de plus ne plus inexistants
                ; les Italiens ont arrêté l'invasion boche, une grosse armée
                franco-anglaise est en Italie et n'a pas encore dominé. En
                Orient, on dit que les Boches veulent attaquer. S'ils y mettent
                le prix, ils pourront nous mettre à la mer, c'est très
                probable, mais je n'y crois pas plus que cela. D'ailleurs que
                pourrais-je croire qui eut quelque valeur, moi, pauvre petite
                unité dans la somme immense, j'allais dire des combattants, et
                oublier que je suis dans l'armée, d'une catégorie inférieure.           Je
                me laisse aller, sans rien plus demander désormais que de
                suivre ma destinée.           La
                perspective de retrouver Baresani ne me plait ni ne me déplait.
                Celle de me retrouver avec le père L... m'est désagréable, et
                encore ! On devient philosophe ; et on s'habitue à faire un peu
                n'importe quoi.           J'ai
                eu trente bons jours, eh bien, c'est toujours cela. De bons
                souvenirs, pour tenir un peu compagnie à la longue solitude qui
                va me venir, et puis... on verra ! Le
                7 janvier 1918           Aujourd'hui
                est le Noël orthodoxe : d'où trois jours de fête. Les fêtes
                se chiffrent toujours par trois jours dans ce pays de moindre
                effort. Tous les habitants se sont revêtus de leurs plus beaux
                habits, verroteries, rubans, il y a même des rubans tricolores,
                cadeaux de français, et des rubans du sacré-cœur ; les
                couleurs les plus criardes se montrent sous la forme de petits
                pompons de laine qui émaillent les gorges et les tabliers
                (foutas). On fait des gâteaux de farine où le piment et l'ail
                servent d'épices. Je viens d'entrer dans une chambre où un
                relent d'ail vous saisit violemment dès l'abord, et où j'ai
                entendu chanter par Tzveta et Tzvesda, sur un ton nasillard et
                monotone, sur une seule courte phrase musicale, de naïves
                histoires, entre autres celles de la petite Milka, qui était
                malade, qui reçut la visite du Doctor, et qui mourut le
                cinquième jour. Il est probable qu'en Serbie la thérapeutique
                n'a pas plus de succès qu'en France ! Et ces gens, dont la
                misère est grande, dont les maris, les frères, les fils, sont
                loin, émigrés en Amérique ou soldats serbes, paraissent
                s'amuser beaucoup et être naïvement heureux. A quelque
                distance de l'ambulance de l'autre côté du ravin qui nous
                sépare du monastère, des petites filles dansaient en chantant
                une sorte de ronde, se tenant par la main, et, à intervalles
                déterminés, esquissant une sorte de pas de mazurka.           Il
                fait un beau soleil, chaud, malgré la neige et le verglas, et
                on sent l'envie de ne rien faire d'autre que de profiter du
                soleil et de la chaleur, pendant que l'on peut. Bizarre
                existence, dont le vide n'est partiellement occupé que par des
                occupations assez mesquines, et pour ainsi dire mécaniques. Je
                suis surpris de n'éprouver ni grande tristesse, ni grande
                mélancolie, ni beaucoup de désirs. Je m'ennuie, certes. Mais
                je ne me sens pas très malheureux, comme par moments, cet
                été. Serait-ce que je deviendrais philosophe ? Cette ataraxie,
                relative !... est-elle signe de vieillissement ou de sagesse
                ?...           Le
                28 février - Ai été proposé ces jours-ci pour
                l'avancement à T.T. et pour la croix. Motif de cette dernière
                proposition :           "Toujours
                sur le front depuis le début. A participé à de nombreuses
                affaires comme médecin de bataillon et médecin-chef de
                régiment, soignant sous le feu un grand nombre de blessés,
                donnant ainsi un bel exemple de courage et d'abnégation. S'est
                dépensé sans compter à la tête d'une ambulance, en
                particulier en Orient dans les conditions les plus précaires et
                les plus difficiles, prodiguant avec un dévouement et une
                activité inlassable les soins les plus éclairés à de
                nombreux blessés. Hautes qualité professionnelles".
                N°1/2. Le
                16 mars           Ennui
                incommensurable depuis quelques jours. La vie la plus monotone
                et la plus exempte de toute sorte de distractions ou de
                changements.           Calme
                sur le front, toujours. Quelques coups de mains, bombardements
                habituels, quelques-uns à gaz. En somme assez peu de pertes.           On
                dit que les Grecs vont bientôt entrer en ligne, et on parle de
                la relève de divisions françaises. Mais les coloniales
                resteront sans doute.           Sarrail
                a été relevé, remplacé par Guillaumat. Changement de bord.
                L'état-major de Salonique a été en partie liquidé. Il
                paraît même que les dernières fournées de citations
                saloniciennes signées in extremis, auraient été révisées...           Qu'est-ce
                qu'ils s'envoyaient comme bananes à Salonique ! C'étaient de
                véritables collections. Et dire que ma proposition pour la
                croix a été refusée parce que je n'avais pas de palme.           Bah,
                je n'en serai point malade.           Ruotte
                a été remplacé par Fournial, dont la carrière s'est faite au
                Maroc avant la guerre. Il doit venir. Peu important pour les
                humbles comme moi, que ce soit tel ou tel.           La
                guerre paraît devoir s'allonger indéfiniment. Mais ce qu'on
                peut se raser, à Baresani !           Aujourd'hui,
                petite distraction : une femme de nous maison s'est mariée.
                Elle est venue aujourd'hui avec son mari faire sa visite de
                noces à ses parents et à nos voisins. On est venu me chercher.           La
                famille était assemblée avec des voisins autour d'une petite
                table ronde haute comme un tabouret ; assiettes avec des figues,
                des gâteaux, sortes de crêpes. Du pain de maïs. Les verres de
                raki ont circulé, offerts par une jeune fille, qui, après, les
                reprend sur un plateau, comme en France. Et on trinque, comme en
                France. Au départ, la mariée et le marié ne m'ont pas serré
                la main comme les autres, mais l'ont baisée, puis appuyée sur
                leur front. La mariée avait tous ses atours : ceinture énorme,
                tablier-tapis monumental, et des pièces de monnaie turque
                partout, chaînettes d'argent, bagues de cuivre ou de filigrane
                à tous les doigts, bracelets, etc...           Elle
                avait l'air vannée la mariée, et le mari aussi... comme en
                France.           Quand
                on pense que ces gens-là couchent sur des nattes, ce doit être
                bien fatigant !           Demain,
                je déjeune chez le Commandant Estienne, cela m'assomme de
                sortir maintenant. Je deviens un ours de plus en plus, et
                paresseux ! Je ne pense presque plus à la fin de la guerre.           Aussi
                bien, quand j'y pense, je n'ai ni espoir ferme ni certitude, ni
                projets arrêtés. A quoi bon, j'en aurais, qu'ils ne
                réussiraient pas.           La
                plupart de mes idées, quand je pense à une cessation possible
                de l'état de choses actuel, sont orientées vers le côté
                féminin. Il faut avouer que pour nous tous, c'est bien la plus
                grande privation que nous subissons en ce moment.           Je
                m'ennuie. Je voudrais partir, changer. Et pourtant je m'occupe
                de ma boutique comme si j'y devais rester dix ans : déformation
                professionnelle.           La
                nuit tombe. 6 heures. Le blanc du Kaïmatchalan devient crème,
                le reste des montagnes bleuit. Les nuages sont comme des crêpes
                de deuil. Le ruban argenté de la Cerna se fait pâle et prend
                l'aspect terne d'une ferblanterie malpropre. Des fumées
                surgissent. La voix d'un soldat émerge du silence, chantant
                quelque romance populaire de France.           Ce
                qu'une fin de soirée peut être mélancolique, loin du pays. Ce
                chant me donne l'impression du cor du dernier acte de Tristan.           Je
                vais allumer la bougie, écrire une lettre en attendant le
                dîner. Ce qu'il faut se creuser la tête pour écrire des
                choses qui se tiennent ! A des gens qui souvent ne vous
                comprennent pas, tellement ils sont loin de vous, de toutes
                façons. Le
                4 mai 1918           Je
                quitte l'ambulance demain pour le 2ème bis de
                zouaves. Je l'avais demandé il y a un mois en allant à Veria
                à l'école de gaz.           Perdrai-je
                au change ? Je ne sais. En tous cas, k'en ai marre de me donner
                ici pour rien un mal de chien. Puis on ne pourra pas me
                reprocher de n'avoir pas assez de régiment. Actuellement, cela
                barde partout, même à Paris ! Et il est bon de ne pas être
                trop en sécurité. Hier cependant, éclats de bombes d'avion
                dans l'ambulance. Mais c'est rare.           Le
                30 mai 1918 - Au 2ème bis de zouaves depuis
                le 8 mai. Je l'avais demandé un mois avant au
                Lieutenant-Colonel Lamborot, retrouvé à Salonique par hasard.           Trouvé
                le régiment en secteur, aux Crêtes Rocheuses, au nord de
                Mayadag, un coin de Macédoine nouveau pour moi.           C'est
                la vallée du Vardar, ou plutôt les hauteurs qui la dominent :
                région très accidentée, avec des arbres, des mûriers
                notamment (il paraît que la soie de Mayadag était connue avant
                la guerre). On voit, des observatoires d'infanterie, Guevgueli
                comme si on y était.           Population
                turque, dans les villages, assez sympathique, plus que les
                Makedu de la région de Monastir.           Le
                secteur du régiment est assez étendu en profondeur, et très
                accidenté. J'ai eu du mal avant de connaître tous les
                ouvrages, tous les boyaux. Maintenant, cela y est.           J'habite
                à P.50 une cagna, au flanc d'un ravin qui me rappelle
                l'Argonne.           Impression
                assez bonne au régiment. On m'a accueilli aimablement. Colonel
                B. V. nerveux, c'est bien évident, mais charmant pour moi
                jusqu'à présent. Je comprends d'ailleurs, qu'il s'emballe
                parfois, à sa place j'en ferais autant.           Ma
                vie est toute différente ici de celle de Baresani. Je me lève
                à 4 heures et demi, 5 heures. Ou bien je vais dans le secteur
                ou bien je vais à l'infirmerie, à cheval. J'ai un travail plus
                varié, ne présentant que très peu d'intérêt médical, mais
                plus distrayant peut-être. Milieu plus optimiste. Moins de
                vraie cordialité qu'à la popote de l'ambulance, surtout en
                l'absence d'Haton. Moins de sécurité aussi, car enfin, bien
                que ce soit le front d'Orient, nous avons presque chaque jour
                des tués et des blessés.           Ils
                ne tirent pas beaucoup dans notre ravin ; pourtant, ces jours
                derniers un homme a eu la moitié de la figure emportée.           Ce
                matin, a commencé l'attaque du Serka di Legeu, à notre gauche,
                par deux divisions grecques et le 1er R.M.A.           Dès
                ce matin, les objectifs étaient atteints par les Grecs ; il y a
                eu une assez belle préparation d'artillerie. Hier soir, le
                régiment a fait un coup de main de vingt hommes, sans
                résultat. Les hommes, d'ailleurs n'ont pas été très loin. Le
                155 avait ouvert une belle brèche, pourtant, dans ces fils de
                fer bulgares, en face de la tranchée Éléonore.           On
                attend la réaction boche à la suite des succès grecs, et sur
                nous en partie. Le
                2 mai 1919           Je
                retrouve ce carnet dans ma cantine. Bien des choses se sont
                passées depuis que j'écrivais les dernières lignes, à P.S.O,
                en avant de Mayadag. Et voici qu'après avoir noté un tas de
                petites choses, je n'ai même pas eu le besoin d'écrire quoique
                ce soit au moment de l'armistice.           Ce
                mot, avant qu'il ne fut devenu réalité signifiait la fin des
                ennuis, le commencement d'une ère de joies d'autant plus
                enviables qu'elles ne se précisaient point...           La
                réalité était un peu différente. Les peuples ne sont pas
                satisfaits, et beaucoup d'individus sont déçus.           Les
                choses n'ont de prix que par le désir qu'elles inspirent. La
                satisfaction amène presque toujours une désillusion.           Donc,
                après l'été passé aux zouaves, en compagnie du Colonel
                Boué-Verrier, aliéné notoire, et un vilain monsieur
                par-dessus le marché (encore un échantillon des chefs que le
                monde nous envie...) évacuation-paludisme. Hôpital français
                à Salonique : trois semaines de calme délicieux et de repos
                dont j'avais besoin. Hôpital Petit. Karabourani. Mes deux ans
                d'Orient ne me valent pas de convalescence ; si j'avais été
                fils de député ou officier d'état-major, cela eut été
                différent.           Petite
                étude du monde militaire de Salonique : les mœurs d'une cour
                d'autocrates. La course aux galons, aux récompenses, aux
                prébendes.           Mon
                Père veut me faire coller à la Mission Hellénique. Je demande
                les chasseurs à pied.           J'y
                suis nommé. Pendant que je rejoins, l'armistice avec la
                Bulgarie, puis avec l'Allemagne.           Monastir.
                Velès. Tlokut. Impossible de rejoindre par les montagnes.           Je
                reviens à Florina, avec un renfort de chasseurs et trois
                officiers. Nous passons par Koritza, puis Santi-Quaranta,
                Antivari, et enfin, à la fin de novembre, Sentari d'Albanie que
                le bataillon a rejoint par les montagnes.           Scutari,
                petite ville assez banale au point de vue de son aspect
                architectural, pauvre, triste, avec ses quartiers turcs aux
                maisons silencieuses, grillagées, aux rues tortueuses et
                désertes, mais si pittoresques par ses habitants, ses costumes,
                et aussi par la nature qui l'environne.           Il
                est une promenade que je fais souvent : on grimpe par de mauvais
                chemins, coupés par des flaques de boue, des ruisseaux
                débordés, au flanc d'une colline qui domine la cité.           Au
                bas de la colline, une petite mosquée, avec le cimetière dont
                les tombes, à cette époque, sont couvertes d'iris, exhale un
                parfum de repos, de sérénité, de simplicité patriarcale que
                lui prête sans doute gratuitement ma badauderie d'occidental.           La
                colline est couverte de fleurs, et surtout de beaux iris pareils
                à ceux que chez nous, on cultive avec soin dans les jardins. Et
                quand on a grimpé, parmi ces fleurs, jusqu'au sommet, on
                découvre vraiment un horizon magnifique : la ville, dont les
                toits de tuiles sont noyés dans la verdure des jardins, car les
                maisons ont presque toutes leur verger, sauf dans la rue
                centrale, la rue Internationale ; le lac tantôt gris, tantôt
                bleu, le lac qui a ses tempêtes comme une mer ; les hautes
                montagnes tout autour de l'immense cuvette qui abrite Sentari
                dans son creux : Monténégro, montagnes albanaises habitées
                par des gens dont les trois quarts sont aussi sauvages que les
                nègres de l'Afrique Centrale. Et surtout, la coulée de la
                Bojana qui déverse le lac entre le Tarabosh et la vielle
                citadelle ; vraiment ce coin-là a beaucoup d'allure et de
                caractère.           C'est
                drôle comme je suis devenu contemplatif, et insociable !           Les
                Albanais, eux, ont une chose intéressante, le costume :
                montagnards à la veste courte, au pantalon de grosse étoffe
                blanche soutaché de noir, à la ceinture plus ou moins
                bariolée, citadins en culotte bouffante, veste de zouave,
                calotte plate à glands pendant, femmes turques toutes voilées
                de noir, catholiques vêtues si curieusement du large pantalon
                noir (trente-deux (?) mètres de tour), de la jaquette
                pincée à la taille, à grosses basques, avec broderies rouges
                ou noires, coiffées de jolis voiles de dentelle quand il fait
                beau, ou du capuchon rouge moyenâgeux, femmes de petite
                conditions habillées de ce que nous appelons "la toile à
                matelas" à cause des rayures rouges sur fond blanc qui les
                uniformise toutes, un grand carré de cette toile replié sur la
                tête et ne laissant pas voir grand chose, souvent qu'un œil, même
                chez les catholiques (à la messe de Pâques, beaucoup de femmes
                étaient ainsi voilées)... et, naturellement, aussi des hommes
                en veston et des femmes en tailleur, qui en général feraient
                mieux de porter le costume traditionnel.           Quelles
                drôles de gens, ces Albanais. Bien peu civilisés encore, et
                bien soumis à l'influence turque !           Le
                7 mai - Ils ne nous gobent pas énormément, les
                Albanais. La majorité regrette, avec raison, les Autrichiens,
                sous lesquels ils étaient plus heureux.           Ils
                ne tombent pas en admiration devant le Commandement français,
                et ne paraissent pas apprécier toujours avec enthousiasme le
                Colonel Bardi de Fourton, Général à titre fictif ni son
                état-major, lequel est loin d'être brillant.           Ce
                serait dommage pourtant que le Commandement français ne reste
                pas ici. Bien dommage pour le Général de Division. Logé à l'œil,
                bien logé, nourri pour pas cher, achetant les choses dont il a
                envie, tapis, armes, etc... avec du sucre et du café de
                l'Intendance qu'il achète à 1,80 (pour le sucre) et qu'il
                échange au taux du pays (où le sucre vaut 10 à 12 p. le
                kilo)... Qui eût cru que le sucre de l'Intendance fut fait pour
                cet usage ! Il y a quelques jours, il profitait d'une vente de
                chevaux réformés pour vendre deux chevaux qu'un Colonel serbe
                lui avait donné : bénéfice, deux mille balles !           Le
                lieutenant Mantrès, de son état-major, vendait en ville les
                gants que fabrique son beau-Père, M. Perrin, marque bien
                connue. Le lieutenant Bergeret, du même état-major, vient
                d'arriver de France avec une cargaison de robes, chiffons,
                etc... que l'on va vendre ici. Ce sont évidemment des
                commerçants du pays qui ont fait la commande... Mais qu'est-ce
                que le Bergeret doit réaliser comme bénéfice !           Et
                dire que j'ai la sottise de ne pas faire payer mes
                consultations.           Et
                les fonds secrets de la police, les amendes encaissées chez les
                habitants pris en délit, le transport des gens et des
                marchandises en bateau...           Les
                marchandises débarquées à Antivari au nom du Général de
                Fourton, et destinées aux civils, qui passent avant notre
                ravitaillement...           Tout
                cela est très drôle. Mais cela rappelle trop la phrase au
                troupier : à qui donnes-tu, pauvre France, tes bons de tabac !!           Après
                tant de jours de pluie, une belle journée de chaud soleil, de
                ciel bleu.           Quelle
                joie réelle ; c'est la magie de l'Orient qui commence.           La
                misérable petite ville paraît propre, respire la joie de
                vivre, les haillons redeviennent pittoresques, les loques aux
                couleurs éclatantes amusent l'œil.           Je
                viens de passer un moment à ma fenêtre à regarder les gens...
                Il y en a de toute sorte.           C'est
                quelque jeune femme voilée de noir, ou de bleu, quelque autre
                ensevelie dans sa toile à rayures rouges. C'est une fillette à
                la robe de laine (une turque, sûrement) ou bien une autre :
                j'ai reconnu une fillette de dix ans, sœur d'un Albanais que
                j'ai soigné. Elle allait, mouchoir blanc en tête, petit
                corselet rouge, pantalon à larges plis serrés du bas, et pieds
                nus, balançant son petit corps harmonieux et chaste avec déjà
                pourtant quelque chose de la femme qu'elle sera dans quatre ans.
                D'un geste coquet elle portait la main à sa tête pour gratter
                le passage de quelque parasite sans doute. Mais aussi elle
                arrangeait ses cheveux pour que cela ne se vit pas trop. Il
                passe des mendiants, des Albanais vêtus de toutes sortes de
                costumes, des hodjas à l'air important, avec leur tartan blanc
                et leur robe.           J'aime
                tous ces gens parce qu'on sent, quand on les connaît, qu'au
                fond, leur vraie caractéristique, c'est la fourberie. Mais une
                fourberie tellement naturelle, tellement fatale, qu'elle fait
                partie du caractère de la race. Tout au moins, je dis fourbe :
                par rapport à notre tempérament de français, ou plutôt à
                l'idéal que nous nous faisons de ce tempérament.           Je
                me rappelle toujours le gros Radouikh, le Monténégrin jovial,
                me disant : en Orient, c'est toujours le bourrage de crâne.
                Comme c'est vrai. Et pour le plaisir de broder, de se tromper
                mutuellement. Ce n'est pas la tarasconnade, l'autosuggestion du
                méridional qui se trompe en vous trompant. Non, c'est ici la
                ruse pour la ruse, l'art pour l'art, on vous ment avec volupté.
                On intrigue par plaisir ; on raconte, on potine, on aime
                inventer les histoires, s'occuper du voisin, s'ingérer dans ses
                affaires, le gêner ou l'aider suivant le cas. Le
                29 juin 1919           Quitté
                Scutari pour l'armée de Hongrie accompagné par Moussa Yuca,
                docteurs Bassi et Fahri.           Passé
                le lac. Rieka.           Voiture
                de Rieka à Cettigné.           Couché
                à Cettigné à la légation de France.           Le
                30 juin - Dîné hier soir avec une "mission
                sanitaire" internationale, mélange de plusieurs
                nationalités. Gens qui paraissent se prendre au sérieux.           D.
                Ferrière, Suisse, délégué de la Croix Rouge de Genève. D.
                Milanovitch, Monténégrin embusqué à Paris pendant la guerre.
                Vu un plan en relief très curieux du Monténégro, un vieux
                cloître.           Parti
                l'après-midi de Céttigné pour Cattaro.           Couché
                à Cattaro. Dîné avec Général Thaon.           Très
                jolie vue pendant la route par le Lovcen.           Bouches
                de Cattaro admirables. Le
                1er juillet           Départ
                de Cattaro le matin, embarqué à Zelenika. Traversée de la
                Bosnie. Fait le voyage avec un officier de marine yougoslave,
                qui paraît très bien, qui méprise et déteste l'Italie.           Le
                2 juillet - Matin, arrêt d'une demi-heure à Sarajevo.
                Promené en voiture dans la ville.           Arrivé
                à Slovansky Brod le soir. Trouvé une chambre après beaucoup
                de difficultés.           La
                traversée de la Bosnie, et avant, de l'Herzégovine fort
                intéressante.           Herzégovine,
                sauvage. Bosnie plus riante et riche, avec des fruits, des
                rivières. Du tabac partout.           Le
                3 juillet - Départ de Brod par l'Orient Express. Nous
                nous arrangeons avec le médecin-major d'Arlhac, rencontré en
                route, pour avoir des lits. Une femme se pend dans un sleeping.
                Respiration artificielle sans succès pendant trois quarts
                d'heure.           Une
                dame, française mariée à un Roumain, m'offre, à 9 heures du
                soir, la moitié de son compartiment.           Me
                fait comprendre nettement, le lendemain qu'elle espérait que je
                profiterais plus... complètement de son hospitalité, ce qui ne
                me disait absolument rien. Je me tire de ce rôle ridicule avec
                un peu de chiqué et promesse d'écrire. Tu parles !
                Circonstance aggravante : la dame a été infirmière et a la
                croix de guerre !!...           Arrivée
                vers le matin à Sabadka.           Le
                4 juillet - Sabadka. Grande ville hongroise très juive.
                Aspect très moderne. Quelques édifices genre munichois avec
                dessins monumentaux en sucre. Nous manquons de rester en panne
                faute de charbon. La dame de mon sleeping le désire ardemment.
                Moi, pas, quoique je lui déclare le contraire par politesse.           A
                plusieurs reprises, ces temps derniers, les voyageurs de
                l'Orient Express ont acheté pour six milles couronnes de bois
                pour pouvoir continuer ! Mais notre train porte un Colonel
                d'E.M.           Démarches.
                Nous repartons. Arrivée à Szeged le 4 au soir.           Le
                6 juillet - Voyage à Nagy. Kikinda. Vu le Directeur.
                J'attendrai à la place de Szeged mon affectation.           Le
                20 juillet - Départ pour Obeba, aux Spahis marocains,
                pour remplacer Pilliot, le médecin, qui s'est trouvé malade.           Il
                veut se faire évacuer. Je lui montre poliment et doucement
                qu'il ne faut pas me prendre pour une poire. Je ne serai pas mal
                aux Spahis ; mais je ne veux pas faire le jeu d'un monsieur qui
                est un faiseur, éreinté par l'alcool, et un fumiste.           Le
                23 juillet - Retour à Szeged. J'attends de nouveau. Vu
                le Directeur le 24. J'irai probablement en France. Le
                20 novembre 1919           J'ai
                été au port cet après-midi, pour voir le pont de la Bojana
                qui vient d'être démoli par la cure, charriant des arbres et
                des débris d'îlots.           Il
                faisait un joli soleil, un peu pâle peut-être pour ici, mais
                chaud cependant, et assez vif en tous cas pour redonner aux
                choses un peu de leur charme. C'est curieux, cette magie de la
                lumière, ici. En France, un beau soleil, c'est de la chaleur,
                de la gaieté. Ici c'est cela, et c'est aussi quelque chose de
                plus. C'est une transformation totale des choses et des gens,
                c'est le coup de la baguette de fée qui mue un misérable
                mendiant, d'aspect repoussant et sale, en un pittoresque
                loqueteux, qui transfigure de pauvres bicoques et en fait un
                amas de maisons joli et coloré, qui donne leur poésie aux
                petites mosquées blanches, élançant vers le ciel pur la
                silhouette élégante et fine de leurs minarets : c'est un coup
                de théâtre, c'est un enchantement soudain...           Ce
                port, le Pazar, plus exactement, est vraiment un endroit
                curieux.           Ses
                rues étroites et mal pavées, pleines de boue dès qu'il pleut,
                et aujourd'hui transformées en canaux, où l'on circule en
                barque comme dans une Venise, mais une Venise pauvre, une Venise
                de tsiganes, ses rues sont garnies de petits magasins, de
                petites échoppes, où l'on vend toutes sortes de choses et où
                l'on exerce toutes sortes de métiers, petites choses et petits
                métiers, proportionnée à l'industrie et au commerce
                rudimentaires du pays. Ce sont d'abord, pour la plupart, des
                sortes d'épiceries, où l'on trouve des denrées comestibles,
                café, pâtes, etc... et aussi toutes sortes d'autres choses,
                depuis les allumettes jusqu'à, dans certains, de vieilles
                défroques brodées ou des peaux de renard.           Il
                y a aussi des échoppes où l'on vend des objets de mercerie, de
                la vaisselle, tout ce qui est utile dans la maison, y compris
                les ingrédients nécessaires aux femmes pour préparer des
                pâtes ou des drogues destinées à les débarrasser des duvets
                superflus.           Voici
                des armuriers, bien primitifs certes, comme outillage et comme
                installation ; mais, dans leur échoppe basse où chacun peut
                les voir travailler, ils réparent les armes des montagnards,
                refont des crosses, coupent des canons de fusil, et leur
                boutique est toujours pleine d'objets qui attendent leur tour ;
                car, si dans Scutari, le port des armes est interdit, dès qu'on
                franchit les portes, on ne voit pas un homme de la campagne qui
                ne soit armé d'un fusil de guerre.           Les
                marchands de cuir aussi sont nombreux, et ils travaillent
                derrière les vitres de leur devanture. Il faut des bretelles
                pour les fusils, des ceintures pour les cartouches, et on en
                fait en peau de mouton surtout, rouge, noire ou blanche ; et si
                le pittoresque de l'armement a beaucoup perdu au remplacement
                par les armes modernes des vieux pistolets ciselés et argentés
                et des fusils damasquinés, le souci de l'équipement est encore
                une coquetterie actuelle.           Les
                vieilles armes, elles, tombent peu à peu entre les mains de
                l'antiquaire.           Mais
                celui-ci est un marchand pour étrangers surtout ; on le trouve
                à Scutari, et au Pazar, ce n'est que par occasion que l'on
                rencontre dans les boutiques un joli pistolet à crosse d'argent
                travaillé, enrichi de cabochons de verroterie, ou une boite à
                huile ou un étui à cartouches en métal ciselé.           Voici
                des marchands de bijoux, chez qui les montagnards se fourniront
                de chaîne pour eux, de bagues, de colliers, de bracelets pour
                leurs femmes. Ce sont des bijoux primitifs et barbares, la
                plupart d'argent, quelques-uns d'or, et dans lesquels le travail
                du filigrane tient une grande place.           Certes,
                les femmes de la montagne n'ont pas la coquetterie discrète.
                Mais il faut avouer qu'avec leurs couleurs éclatantes, le rouge
                écarlate de leurs tabliers, ou de leurs foulards, le jaune, le
                vert, qui s'y mêlent suivant leur fantaisie et la générosité
                de leurs mâles, seuls peuvent ressortir quelque peu les bijoux
                qu'elles assortissent à leur parure : ce sont des colliers
                faits de médailles ou de pièces de monnaie réunies par des
                chaînettes, supportant comme médaillon quelque plaquette
                travaillée du volume d'une petite soucoupe ; ce sont de grosses
                croix de métal, des bagues d'argent dont le chaton dépasse le
                diamètre du doigt ; des pendants d'oreilles dont la grosseur et
                le travail s'appareille aux autres ornements. Mais la base de
                ces parures primitives, c'est la pièce de monnaie, et aussi le
                cabochon de verroterie.           On
                trouve d'ailleurs à Scutari, surtout dans les familles
                musulmanes, beaucoup de pierres précieuses et notamment des
                perles, souvent baroques, il est vrai, qui sont souvent brodées
                sur des costumes ou des coiffures d'apparat.           Mais
                c'est un jour de marché qu'il faut voir le Pazar, à la belle
                saison. Alors, sous le soleil cru qui met les nuances en valeur,
                c'est vraiment une chose très amusante de se promener dans les
                ruelles encombrées, où s'entassent toutes sortes d'objets
                hétéroclites.           Aux
                marchands d'étoffes et de broderies notamment, non pas qu'on
                trouve là des choses très belles en quantité. Le pays est
                pauvre, primitif, et il ne faut pas s'attendre à trouver là
                une réduction du Bazar des grandes villes turques.           Pourtant,
                on peut trouver quelques jolies étoffes, susceptibles de
                figurer chez un amateur. Il y a d'abord les vêtements brodés,
                corselets et jaquettes des femmes catholiques, à fond rouge,
                brodées de noir, ou à fond noir brodées d'or (celles-ci plus
                anciennes et en général plus belles comme travail). Il y a des
                coussins, des tapis, en toile rayée, à fond rouge, qui ne
                présentent d'ailleurs pas grand intérêt. Il y a des
                dentelles, assez fines, exécutées à Scutari, au crochet ; il
                y a des tulles brodés de soir blanche, que les femmes
                catholiques mettent sur la tête et laissent pendre dans le dos
                ; de fines étoffes de soie brodées d'or, que dans les
                villages, les femmes portent comme voile aux jours de fête ; de
                petits tapis de soie brodés de fleurs d'argent ou d'or ; enfin
                des tapis albanais, beaucoup exécutés à Giacova, en étoffe
                rue, fibreuse, et aux dessins bariolés de couleurs vives.           Et
                ici, comme dans tout l'Orient, ce sont des marchandages sans fin
                où l'on arrive à faire déduire du premier prix réclamé un
                pourcentage énorme, surtout avec les gens des villages qui
                connaissent mal la valeur de l'argent, et pour qui les multiples
                monnaies en usage, avec leurs variations de change constantes,
                compliquent vraiment par trop les calculs. 
 
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