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(Partie 1)

Le 6 août

          St-Michel. Partis ce matin à 10 h et demi de Reuilly, embarqués à Pantin - appris en cours de route que nous allions à St-Michel. Arrivés vers 10 heures. J'écris pendant qu'on débarque les chevaux sur le quai.

          Pas de nouvelles certaines au sujet des opérations. L'armée française serait à Mulhouse, à Colmar ?? Il y aurait eu déjà de sérieux engagements ? En ce moment tout est calme sous un ciel pur, et sauf le brouhaha, peu considérable d'ailleurs, du débarquement, rien n'indiquerait les terribles risques que nous allons courir. Pourvu que je trouve un coin et un peu de paille où dormir tranquille.

          Le 7 août - 7 heures. Avons couché dans la caserne des artilleurs sur un lit (quelle veine), dans une chambre de sous-officiers, où le désordre des objets, les lits défaits, les photos et toute l'humble décoration des murs indique le départ précipité des occupants habituels. Il fait très beau. Nous allons caserner à huit kilomètres d'ici, pour peut-être deux jours.

          3 heures. A Varnéville, où cantonne le 1er Bataillon. Nous trouvons encore un bon logement, un lit pour Violet et moi chez un commandant en retraite, mobilisé. Seul après déjeuner je puis réfléchir un peu plus que ces jours-ci car pendant la mobilisation je n'en ai guère eu le temps. Qu'est-ce que je pense exactement ? Je suis parti avec beaucoup d'entrain, mais une fois arrivé ici, je fais comme tout le monde, officiers et soldats, je ne ris plus guère.

          Est-ce que j'éprouve de la peur ? Non, mais souvent une appréhension de l'inconnu, la crainte de ne pas accomplir mon métier aussi bien qu'il le faudrait, et aussi un peu la crainte de manquer du sang-froid et de l'audace nécessaire. D'ailleurs, je crois qu'un peu tout le monde est dans les mêmes dispositions mentales, officiers et autres. Néanmoins je compte bien ne pas être inférieur aux autres, une fois le moment venu d'agir.

          Il y a un peu partout des postes de la Croix-Rouge. Aujourd'hui quelques éclopés, sans importance, pas un seul évacué.

          En ce moment, on doit être en train de lever et habiller Marcelle !

          Des bruits divers circulent : un escadron de uhlans faits prisonniers, un régiment de chez nous défait, etc... Mais nous ne savons rien de certain.

          Le 8 août - Après-midi chaude, temps superbe. Je suis dans ma chambre, assis dans un fauteuil, et par la fenêtre ouverte, j'aperçois un grand jardin, calme et tranquille, avec du gazon et des roses. Au fond, l'horizon est caché par de petites pentes assez rapides couvertes de taillis. Je me croirais presque en villégiature, sans ma tenue et sans les nouvelles que le gouvernement fait afficher chaque jour à la Mairie ; cela nous sert lieu de journal : les Allemands repoussés avec des pertes et des prisonniers à Liège, étonnés de la résistance belge ; La Hollande en guerre avec eux - l'Italie mise en demeure de marcher pour ou contre eux dans les vingt-quatre heures ; l'Autriche déclarant la guerre à la Russie ; sur notre frontière, quelques escarmouches isolées sans importance.

          Pourquoi n'attaquent-ils pas ? On dit que c'est parce qu'ils n'osent pas, qu'ils sont déçus et affolés ? Espérons que c'est cela, et que cela ne cache pas quelque coup de Jarnac longuement préparé. Aussi bien, ce n'est pas à moi à discuter de telles questions.

          Je n'ai presque rien à faire ; quelques écorchures ou indispositions. Écrit ce matin plusieurs cartes ou lettres, mais très courtes. Que dire, si l'on ne doit pas parler des seules choses qui actuellement intéressent tout le monde, indépendamment de la santé des siens ?

          Comme c'est drôle tout de même de penser que ce coin de campagne paisible, avec ses vignes bien soignées, ses jardins, ses damiers de champs bien réguliers, ce beau soleil, ces roses, ce banc familier disposé devant ma fenêtre sous un vieil arbre, cette maison où tout est en ordre, où nous nous réunissons aux repas comme des camarades au retour d'une partie de chasse, que tout ce décor paisible et reposant est entouré de masses d'hommes prêts à s'entretuer ! Il y a là un contraste qu'ont ne peut vraiment sentir qu'en vivant les circonstances actuelles. En attendant, le bataillon prend ce soir les avant-postes.

          Le 9 août - (dimanche). Nous ne bougeons toujours pas. Le bataillon a fait des tranchées et des ouvrages de défense considérables à l'est du cantonnement. J'ai été les reconnaître ce matin à cheval avec le commandant Échard. Cela m'a fait grand plaisir de sortir et donc remuer un peu. L'après-midi, je suis reparti sur le même terrain pour y emmener mon médecin auxiliaire et mes brancardiers et reconnaître l'emplacement d'un poste de secours. J'aurais établi celui-ci sous bois, assez près des tranchées (sept à huit cents mètres), mais abrité par un taillis serré de plus de trente mètres d'épaisseur. Cela eut suffi contre les balles et contre les obus éclatant près de la lisière. Mais je crois que j'aurais dû me replier un peu en arrière dans la réalité ; je pouvais d'ailleurs le faire facilement sous bois ; et en gagnant Varnéville sous bois mes blessés eussent pu être évacués sur St-Michel. Cette distance de la ligne de feu est peut-être jugée un peu courte ; mais il s'agit d'une position fortement défendue, avec des défilements faciles, et je crois que les secours auraient été ainsi plus efficaces.

          Du reste cela n'a servi de rien, car nous sommes partis brusquement la nuit. Couchés après 11 heures, car nous étions restés causer pendant longtemps avec le Commandant de nos succès espérés, à 1 heure moins le quart il a fallu se lever et partir de suite. Un peu de désordre au départ dans les Compagnies. Nous avons rejoint le régiment à Apremont.

          Le 10 août - Rejoint à Apremont. Puis nous apprenons que le 9ème Corps se concentre. Passons à Rouvroy où se trouve le Général Commandant de la C.A. Brochin, qui nous regarde passer. Rouvroy paraît plein de troupes et de matériel ; un convoi d'autobus aménagés en voitures à viande occupe la route. Les hommes sont fatigués. Occupés aux tranchées depuis trois jours, n'ayant pas dormi cette nuit, pas entraînés pour les réservistes, des éclopés nombreux se produisent, des coups de chaleur aussi bientôt. Je laisse un homme aux habitants à St-Michel, quant aux autres ils sont en train de se refaire pendant une grand halte de quatre heures. On mange et on dort. J'en avais aussi grand besoin, ayant été à cheval hier toute la journée et n'ayant dormi qu'une heure.

          Importantes nouvelles ces jours-ci :

          Hier : Allemands repoussés à Liège, ayant demandé un armistice (refusé ?) pour enterrer leurs morts. Pas ravitaillés. Colmar et Mulhouse occupés par le Général Dubail. Notre ambassadeur en butte aux vexations des Allemands. La coopération des flottes anglaises et françaises.

          Aujourd'hui : Nous occupons Château-Salins après avoir éprouvé de grosses pertes : quinze mille hommes hors de combat. Les Allemands en auraient trente-trois mille. Ces nouvelles, officielles sont-elles exactes, ou exagérées, destinées à exalter la population ? Aucune nouvelle des miens. Il paraît que les lettres ne franchissent pas St-Michel. Arrivé à Mouilly à 7 heures soir. Beaucoup d'hommes fatigués, coups de chaleur : étape de trente-cinq kilomètres, dure pour les réservistes non entraînés et fatigués. Évacué : dix pour mon bataillon ; huit pour le 3ème. Bonne popote. Il paraît que nous sommes infestés d'espions. Nous ne savons quand ni où nous partons. Mais il paraîtrait que nous approchons des engagements.

          Le 11 août - Réveillé cette nuit en sursaut. Ce n'était qu'un incendie ! Nous approchons de l'ennemi : le 4ème Corps a déjà, paraît-il, été attaqué sur ses avant-postes. Nous allons avoir à soutenir le choc contre l'armée qui vient de la région de Metz, probablement. Tous ont confiance et bon espoir.

          Les hommes sont un peu fatigués. J'ai fait évacuer vingt hommes de mon bataillon. La chaleur devient très forte. Et puis, pas mal d'hommes boivent ce qu'ils peuvent trouver d'alcool. Du reste, je les comprends très bien.

          J'ai dormi cette nuit chez une brave femme avec un lit propre pour moi tout seul, et ce matin elle m'a offert du café au lait. Je remarque que je me dresse. Dans cette maison vieille et noire, il règne l'odeur de vieille humidité que je respirais avec tant de dégoût, aux manœuvres. Aujourd'hui, je l'ai trouvée - pas désagréable.

          Quand irons-nous au feu ? C'est tout de même un petit peu angoissant, surtout pour savoir ce qu'on pourra faire et comment on se comportera.

          Les hommes ont toujours bonne mentalité, mais l'enthousiasme du départ est un peu tombé tout de même.

          Le 12 août - Nous sommes toujours à Mouilly, et cela a été une joyeuse surprise que je me suis retrouvé dans mon lit à 6 heures du matin ; car hier soir je croyais bien partir dans la nuit.

          Mais il paraît que vraisemblablement la brigade - 46 et 89 - va se porter en avant ce soir pour attaquer. L'engagement aura lieu probablement pas demain, mais peut-être après-demain, m'a dit le Commandant Échard.

          En tous cas le moment approche où nous verrons le feu. Cela doit être une sensation forte, même pour nous médecins qui, en somme, avec les grands déploiements et les projectiles actuels, sommes exposés pas mal tout de même. Ce sera plus agréable pour moi que le régiment opère rassemblé, au lieu d'être seul avec mon bataillon, comme cela devait arriver l'autre jour à Varnéville, près des tranchées. Il y aura un personnel plus important, et le travail sera je crois plus important. Il est vrai que je n'aurai pas la responsabilité du poste de secours, ce qui est un avantage et un désagrément aussi. Mais j'ai bien confiance dans M. Mélot qui est très au courant de son affaire et c'est agréable de faire quelque choses dans ces conditions. Nous avons eu de la chance de rester ici quarante-huit heures. Tout le monde aura pu se reposer, après les journées fatigantes de travaux de campagne et la marche par la chaleur, défavorable aux réservistes non entraînés.

          Les nouvelles d'aujourd'hui : le 130ème à Mangiennes a été fortement décimé, ayant été au feu en formations trop denses, et pris en écharpe par les mitrailleuses. Cela a paru à une note du Commandant de Corps d'Armée. Il paraît, dit cette note (qui est même, je crois du Commandant d'Armée, Général Ruffet) que la cavalerie française a pris sur la cavalerie allemande un tel ascendant que la nôtre est sûre du succès.

          Un cycliste de la Division de cavalerie a dit hier qu'une division de cavalerie allemande (vingt-cinq mille hommes) serait prise, les hommes et les chevaux affamés ?? Sous toutes réserves, comme disent les journaux.

          La situation actuelle est la suivante, à ce que j'ai cru comprendre : le 6ème Corps devant nous ; à notre gauche et en avant, le 4ème dont les avant-postes ont été attaqués ces jours-ci, hier je crois ou avant-hier ; à droite et en avant un autre corps d'armée. Le nôtre, 5ème est au centre et en retrait. Les Allemands seraient non loin d'Etain déjà. Quand je dis déjà, ce n'est pas exact, car tout le monde aurait cru qu'ils avanceraient plus vite. Nous avons derrière nous toute la ligne des forts. Nous nous acheminons vers la grande bataille qui va durer peut-être de nombreuses journées. Si, comme je l'espère, nous sommes vainqueurs, ce sera probablement le succès assuré ; et nous irons occuper des territoires allemands, comme eux en 1870 chez nous. Tout le monde ici a bon espoir ; certains même, peut-être, un espoir trop facile.

          Encore cinq évacués aujourd'hui à mon bataillon.

          Le 13 août - Pas encore partis. Nous sommes assez bien, mais on commence, un peu partout, à s'ennuyer. On envoie les hommes faire quelques exercices au dehors.

          Pas de nouvelles importantes. Quelques cyclistes d'un corps de l'Est avec quelques éclaireurs montés, ont attaqué un convoi allemand bien supérieur en nombre et escorté par des dragons. Ceux-ci ont été tués ou mis en fuite, et le convoi, contenant du blé qu'ils venaient de moissonner, a été pris. Il est probable que Metz s'approvisionne en vue du siège.

          Un dirigeable français aurait détruit une gare allemande ?

          Nous attendons une alerte, mais quand ? Le 46ème est pourtant déjà loin, près d'Etain, paraît-il.

          Toujours aucune lettre de Rouen !

          Le 14 août - Alerte à 2 heures du matin. Partis en colonne de Division. Cantonnés (9ème et 3ème Bataillon) à Grimaucourt. Cinq dans la même chambre. Nous sommes à dix kilomètres de l'ennemi ; cela devient sérieux. Après la sieste et une bonne toilette dans un seau, cela va. Nous rions et causons comme d'habitude, je n'ai aucune impression ennuyeuse. Mon médecin-auxiliaire de réserve ne paraît pas tranquille.

          Aucune nouvelle, ni de l'extérieur, ni de chez moi. Cela décourage d'écrire. Causé avec mon caporal brancardier, Cabor, placier à Paris, très gentil, musicien.

          Le 15 août - Jour de fête ! Il pleut, on s'ennuie, ce petit village de Grimaucourt malpropre, avec toutes ses maisons bondées de fumier malodorant n'est vraiment pas gai.

          Des reconnaissances de cavalerie nous apprennent qu'à quinze ou vingt kilomètres devant nous il n'y a rien, peut-être allons nous rester là, peut-être filerions-nous vers le Nord, du côté du Luxembourg ?

          Reçu une lettre de ma mère, c'est sa fête aujourd'hui. Tous vont bien, je suis content. J'aimerais seulement avoir plus de détails sur ce qui se passe là-bas.

          A midi, à table, grande nouvelle : je suis nommé médecin-major de deuxième classe à la date du 9 août et maintenu à mon affectation actuelle. Je préfère cela. Félicitations de tous côtés ; tout le monde très gentil avec moi. Ai fait de suite coudre le troisième galon.

          Été à Moranville voir M. Mélot et le Colonel, celui-ci très aimable.

          Lu à la Mairie un topo très chic de Clémenceau adressé à la Germanie, marquant l'union de tous les Français, aussi bien moines que socialistes farouches, devant l'étranger, et l'isolement de l'Allemagne devant l'Europe.

          Il pleut abominablement ; pourvu qu'on ne soit pas obligé de partir par ce temps là !

          Un régiment de dragons allemands a été surpris pied à terre et anéanti par l'artillerie, du côté de Mangiennes, je crois.

          Le 16 août - Nous cantonnons à cinq kilomètres au Nord de Grimaucourt, à Hautecourt, petit village de soixante treize habitants et nous sommes deux bataillons. Il pleut, village sale, sentant mauvais ; route défoncée ; impression d'ennui. M. Mélot fait un peu de paludisme, j'espère qu'il sera bientôt rétabli. Il ne veut pas être évacué.

          Reçu la première lettre d'A. qui me croit à Sens ! Ô candeur.

          Pas de nouvelles intéressante ; le Général Commandant le 5ème corps aurait dit à des officiers que nous attendions à être tout à fait concentrés pour prendre une offensive générale.

          Envoyé par Violet à Etain une dépêche à la famille : vais bien, baisers. Cela leur fera plaisir. Demain, j'écrirai quelques lettres.

          Les Allemands (affiches officielles) commettent toutes sortes d'excès, pillage, assassinats, et accumulent dans leur presse les fausses nouvelles.

          Le 17 août - Nouveau changement de cantonnement. Je suis à Dieppe (ô ironie !). Il pleut, les routes sont défoncées, les souliers commencent à être transpercés. C'est sale partout, et triste ! C'est infiniment plus ennuyeux que la fatigue. Cela a un air de débâcle qui influe sur tout le monde.

          L'armée d'Alsace a occupé Saales et Thann. Nous entendons des coups de canons très lointains et très intenses (peut-être des explosions) cet après-midi.

          Ce pauvre M. Mélot a fait du paludisme et de la dysenterie. J'ai du l'évacuer ce matin. Je passe chef de service du régiment ! Cela ne me dit rien : ennuis, responsabilités ; puis je quitte l'état-major du 1er Bataillon, où j'étais très bien. Une table de colonel, ce n'est jamais très rigolo.

          Enfin ! Reçu mon extrait du Journal Officiel. Je suis passé à l'ancienneté.

          Le patelin est occupé par l'État-Major du Corps d'Armée, de la Division, de la brigade !!! Pas moyen de se loger. Je vois beaucoup d'officiers tenir comme moi un petit carnet de route. Aussi je ne me cache plus, comme au début, pour faire le mien.

          Déjeuné avec le Colonel et son "État-Major". Pas très à l'aise. La flatterie perce dans certaines paroles, dans beaucoup de paroles même, et cela me gêne un peu.

          Reçu une lette de Maman et de Suzanne. Il paraît que des Anglais vont débarquer à Rouen ; ou plutôt ont débarqué, car la lettre date du 9 août.

          Le 18 août - Quitté précipitamment Dieppe vers 8 heures pour aller à Billy-sous-Maugiennes (quinze kilomètres environ) par la forêt de Spincourt. Le 46 avec des chasseurs et de l'artillerie nous précède. Il prend les avant-postes. Nous sommes donc en première ligne. Arrivé à Billy vers 8 heures du soir.

          Si les avant-postes sont attaqués, on doit (la brigade) défendre coûte que coûte les positions. Le régiment doit se former en rassemblement articulé à la cote 214 et se porter à l'Est. Sinon, le 89 reste dans ses cantonnement demain (cantonnement d'alerte). Ici, une ambulance et la moitié du groupe de brancardiers divisionnaires. Bonnes nouvelles de partout ; engagements à notre avantage du côté de Dinant, et en Alsace, vers Schirmeck.

          Le tsar a proclamé l'autonomie de la Pologne.

          Le Japon a déclaré la guerre à l'Allemagne.

          Neuf évacués.

          Bon cantonnement. J'ai une grande chambre, vieille maison à architecture archaïque. J'ai pu faire une toilette complète ; ce que c'est bon !

          C'est peut-être pour demain le coup de tension. Cela sera tout de même un spectacle et des instants intéressants à vivre.

          Cela me fait un certain plaisir tout de même (malgré ma peine d'être séparé de M. Mélot) d'être chef de service et d'avoir à me tirer d'affaire tout seul.

          Je suis fatigué, ce soir, car je ne me suis pas reposé de la journée, et je n'ai même pas pu écrire aux miens. Je vais me coucher : un lit bien propre, de gros draps bien nets, et tout seul. La fonction comporte certains privilèges.

          C'est le Capitaine Legrand qui remplace le Colonel Échard. Le Capitaine Favre passe adjoint au Colonel.

          J'ai vu à la mairie trois lances de uhlans et une sellerie de chasseur français tachée de sang.

          Le 19 août - Restés à Billy.

          Nouvelles : Les Allemands se replient sur Metz en Lorraine, sur Strasbourg en Alsace.

          Devant nous, il y a une division de cavalerie. Le fils du Colonel Charton, sergent au 46, nous a dit avoir vu de nombreux cavaliers devant les avant-postes... Il nous a raconté que dans un village qui fut occupé par les Allemands et où il a été (je crois que c'est Muzeray) un officier allemand ayant un homme blessé, il y a quelques jours, aurait demandé très poliment à une femme de le panser. Il aurait dit : Faites le par charité ; c'est un étranger pour vous, mais il se bat parce qu'il y est forcé. Quand je reviendrai de Paris, dans quelques temps, je vous récompenserai.

          L'inaction est un peu ennuyeuse ; nous ne savons ce que nous faisons. Probablement allons-nous remonter vers le Nord encore. Les Allemands occupent Longuyon.

          Il paraît (a dit le Capitaine Favre ; renseigné par un gendarme) que les Allemands, avant la guerre, avaient partout, dans chaque point intéressant, près des forts notamment, un fermier établi qui recevait, sous prétexte d'affaires, de nombreux espions, c'était, comme tout ce qu'ils font, très bien organisé.

          Douze évacués aujourd'hui.

          Vu Gabrielle un instant, hier vu Bonjean en passant à Mogeville.

          Après déjeuner, on a joué un peu de piano. Quelques instants de nostalgie de vie civilisée. Pensé à ceux qui sont restés. Pensé aussi au bonheur de ceux qui en rentrant trouveront une femme aimée et à l'amertume de ceux qui seront seuls. Enfin !...

          Il fait beau. Peut-être irons nous aux avant-postes ce soir.

          Cinq Compagnies sont parties à quatre kilomètres faire des tranchées.

          Le 20 août - Toujours à Boilly, bien tranquille. Reçu une lettre de Papa et une de Maman. Ils sont toujours sans nouvelles de moi. Ils s'imaginent que je suis en plein dans la bataille, que je suis mal nourri, mal couché, etc...! J'en suis un peu honteux.

          Les hommes continuent les tranchées ; le 45 est toujours aux avant-postes à Muzeray. En somme, notre armée fait "la charnière" entre l'armée d'Alsace et celle qui est à hauteur du Luxembourg.

          Sept évacués.

          Il paraît depuis le 15 août, et il nous arrive au bout de deux jours le Bulletin des armées de la République, très bien rédigé, articles de Clémenceau, Lavisse, discours de Viviani et autres, nouvelles de l'intérieur, résumé de la situation militaire. C'est bon de savoir un peu ce qui se passe autour de nous. En somme, pour cette idée comme pour tout, le gouvernement de la République s'est montré très à la hauteur de sa tâche, et c'est avec un sentiment passionné que je sens vivre à cette heure l'âme de la Patrie ; ce mot qui dans les heures de calme éveillait plutôt des idées philosophiques ou historiques, était un peu une entité rationnelle, actuellement j'en perçois le vrai sens, je sens avec ma sensibilité, je touche d'une façon réelle la chose vivante et magnifique qu'il représente. Plus de distinction de classes, de partis, d'opinion ; une France unie, fière et forte ; vengeresse et enthousiaste, propagatrice des idées belles et nobles, douce à ses fils et terrible pour ceux qui l'attaquent, voilà ce que font apparaître des heures comme celles que nous vivons. Et c'est un réconfort nécessaire pour ceux qui sont attristés par les horreurs qui accompagnent forcément la guerre. J'avoue que celles-là, je n'y pense guère, et pourtant, ce soir je les ai touchées du doigt : une députation du régiment, que nous avons suivie, a porté des fleurs sur la tombe d'un petit sergent tué en patrouille il y a quelque temps près d'ici. C'est le neveu du Lieutenant Levannier et il a appris sa mort hier fortuitement.

          Tout le monde était ému. Il y avait là, dans cet humble cimetière de village, au pied de l'église, des officiers, des soldats, des hommes et des femmes du pays. Bien des larmes ont été essuyées d'un coup de main, chez tous ces gens, quand le Lieutenant Levannier a dit, la voix tremblant de douleur, les paroles d'adieu au petit sergent vaillamment tombé en couvrant la retraite de ses hommes. Et il était fiancé, riche, fils unique, sergent téléphoniste au 302, il avait demandé à partir avec le régiment actif. Combien plus d'éloquence dans ces quelques phrases simples dites par cet officier dans sa douleur, que dans n'importe quelles périodes déclamées par un orateur de profession !

          Le 21 août - Partis à 7 heures. Arrivés à Cosnes (ayant passé Longuyon) à trente-cinq kilomètres. Avons pris la formation de combat avant de rentrer dans le pays, à 9 heures du soir. Des hommes du 3ème Bataillon ont été engagés. Des hommes du 46 aussi, certains blessés. Immense incendie à l'horizon, une ferme, direction de Longwy. Devons évacuer le cantonnement (?) à 3 heures 30, car il sera probablement bombardé dès le matin.

          Désordre général dans le village, intense ; arrivée à la nuit ; pénible et donnant l'impression de désarroi.

          Le 22 août - L'incendie d'hier c'était Longwy qui brûlait, battu par l'artillerie lourde allemande, tirant de Musson. Levés ce matin à 2 heures. Partis dans la nuit noire. Trouvé péniblement mes voitures et mon personnel au petit jour. Les ai rassemblés à la sortie Nord de Villers. Envoyé un médecin-auxiliaire et sept infirmiers et brancardiers avec chaque bataillon. En ce moment, suis avec le Colonel au cimetière de Cosnes. Le 3ème Bataillon est détaché avec le 46. Le 1er Bataillon se retranche du côté de la cote 300. Le 2ème Bataillon marche. On attaque le front Romain-Girzy avec comme objectif Musson. La région de Vaux est occupée et bien défendue. On est calme. Je suis bien content d'être là au lieu de rester à l'arrière avec mes voitures. Vive fusillade sur notre gauche. Je n'ai aucune nouvelle des formations sanitaires, j'évacuerai sur Villers, en attendant.

          Hier, désarroi abominable. Coups de feu nombreux dans le village, c'est le 46 qui tirait, et sur nos compagnies rentrant ! Pas d'accident.

          Le 23 août - 10 heures, soir, Sorbey.

          Que de choses, et quelles heures depuis hier matin. Je suis vanné, je résume rapidement. Vers 9 heures les balles sifflent de tous côtés. Je manque de me faire tuer en voulant aller soigner les premiers blessés dans une ferme. Obligé de me coucher ; cela siffle au-dessus de moi, une balle casse une hanche à côté de moi. J'installe mon poste de secours dans Cosnes. Je retourne au Colonel. Il est obligé de se replier. Je le suis. Un sergent tombe à quelques pas de moi. Je reste auprès de lui. Les autres filent. Cela siffle partout. Je puis gagner le village en courant et en m'abritant, et j'envoie chercher le sergent. Je fonctionne alors, j'envoie pendant quelques accalmies chercher les blessés. J'en panse une centaine au moins. J'évacue par voitures réquisitionnées (quinze environ, à six ou sept par voiture) sur Longuyon.

          Le 3ème Bataillon souffre beaucoup, au niveau de Romain et Vaux, positions très fortement défendues, où l'on nous a attirés comme dans un coupe-gorge.

          Defait, Griselle, tués. Schmidt grièvement blessé.

          Un lieutenant du 46 criblé de balles. J'ai des blessés du 46, 67, 54 ; Vers 3 heures j'ai fini, j'ai relevé tout ce que j'ai pu, pansé et évacué. Alors, mouvement de retraite précipité. Le Colonel est parti depuis 13 heures, enterrant le drapeau, avec les sapeurs et la musique (sur l'indication du Général de Division, je l'ai appris depuis).

          Je n'ai eu aucun renseignement, aucun ordre ; pas de nouvelles des formations sanitaires.

          Vers 3 heures et demi, je me replie avec tout mon monde et mes voitures sur la direction de Tellancourt. La route est impraticable, balayée par le feu de l'artillerie. Nous prenons à travers bois ; rencontrons de l'artillerie qui nous gêne bien. Horribles blessures chez des artilleurs, l'un a la tête évidée, en bas il ne reste que le menton. Ce sont des obus explosifs. Nous trouvons la compagnie Campbell, la suivons, puis rejoignons le Bataillon Échard que son commandant, le bras droit immobilisé, ramène.

          Nous sortons enfin des bois et apercevons Tellancourt. Nous sommes sauvés, mais j'ai vu réellement, qu'avec l'artillerie tirant à notre gauche, et aussi l'infanterie, nous étions fichus. J'ai allumé dans le bois, en faisant de tristes réflexions et en pensant à ma petite Marcelle, une cigarette qui m'a parue bougrement bonne. Et puis j'avais le souci de mes hommes à ramener sains et saufs. Obligé dans le bois d'abandonner mes voitures, j'ai la joie de les retrouver en sortant du bois ! J'ai rarement été aussi heureux. Nous nous repérons sur la route de Longuyon où le régiment se reforme péniblement pour prendre les avant-postes ! Le soir à 7 ou 8 heures. Les hommes n'ont pas mangé depuis trente-six heures !!! Tout le 5ème Corps est en retraite.

          Nous bivouaquons. Levés vers 4 heures.

          J'écrirai demain la journée d'aujourd'hui. Je suis trop fatigué.

          Mais je suis content d'avoir pu hier, amener tout mon monde groupé, sain et sauf, ayant fait tout ce que je pouvais faire rendre au service de santé régimentaire. Mais je me suis promis d'être dorénavant plus prudent.

          Le 26 août - A la lisière du bois Dombras, sud de Merles.

          Le 24, brièvement résumé. Nous occupons une ligne de défense à environ deux kilomètres du Nord Longuyon. Au bout de quelques heures, nous ne tenons plus. Le Général Augé met une heure à dicter un ordre de retraite qu'il faut exécuter en quelques minutes. Le Colonel me dit qu'on part par Colmey. J'emmène tout mon monde par-là. Après une longue marche, je retrouve le régiment à St-Laurent-sur-Othain.

          Le soir, nous allons à la nuit tombée cantonner à Sorbey. On y fait des signaux optiques (espion probablement).

          Le 25, nous allons occuper des crêtes au nord ouest de Sorbey, direction Longuyon. Cela marche bien. J'installe un poste de secours qui fonctionne bien. Je reçois des blessés surtout du 67. A un moment je me porte vers la ligne de feu. Ne pouvant joindre le Colonel qui est dans une tranchée, séparé de moi par une zone où fourmillent les shrapnells, je reviens vers mon poste. Je trouve tout le monde parti, gagnant en désordre à St-Laurent. Je les rallie comme je peux en les engueulant, furieux de les voir filer avant mon ordre par une ligne de retraite très dangereuse, sur des crêtes exposées. J'aurai voulu les emmener sur St-Laurent par Sorbey.

          Une panique s'est déclarée, car notre droite était débordée, le 6ème Corps ayant lâché ou n'étant pas venu assez tôt.

          Je file avec mes hommes et mes voitures sur St-Laurent, je rencontre les sapeurs ave Vallas, nous racolons des traînards, et après une marche pénible, nous aboutissons à Damvillers. Là je retrouve tout mes médecins, et environ cinq cents traînards, tous du 89. les routes sont encombrées par les traînards de la division entière, et du 131, 331.

          Nous bivouaquons, on crève de froid la nuit. Nous sommes trois officiers, moi, le chef de musique, en tout cinq.

          Les hommes sont éreintés, démoralisés, crèvent de faim, presque pas nourris depuis trois jours.

          Aujourd'hui 26 août, notre colonne gagne près de Merle. Je retrouve le régiment, c'est à dire environ un bataillon, mal encadré (beaucoup d'officiers ont disparu). La colonne de traînards se grossit et gagne la ferme des Mureaux. Il reste pour défendre le bois une Compagnie du 89, quelques Compagnies du 46, une Compagnie du génie qui fait des chemins.

          Les Allemands avancent. En ce moment, vers 9 heures, deux bataillons allemands soutenus par de l'artillerie sont signalés, tournant St-Laurent. La canonnade se rapproche.

          Je n'ai toujours aucune nouvelle des organes du Service de Santé. Je n'ai aucun moyen de transport, j'ai une voiture et des infirmiers et brancardiers à la lisière du bois, deux voitures et le reste du personnel à la ferme des Mureaux. J'ai amené mon personnel avec Fabien et Gardès uniquement pour ne pas avoir l'air de ficher le camp, car nous ne pourrons rien faire du tout. Les obus vont peut-être rappliquer tout à l'heure. Ω MoMoi φευ φευ comme on dit dans la langue d'Homère !! Le Général Augé a été relevé ; le Général Brochin aussi, paraît-il.

          Je suis crevé, éreinté, comme tout le monde, du reste, j'ai trouvé par terre tout à l'heure, une pomme de terre à moitié cuite ; c'était délicieux !

          Toute la journée se passe à se promener dans le bois ; ordres contradictoires : on doit se replier sur Romagne ; puis, la nouvelle que Merle est occupé par l'ennemi étant reconnue fausse, on réoccupe la lisière des bois. On ne voit pas un ennemi. Nous arrivons à la nuit tombée à Damvillers où nous cantonnons, éreintés.

          Le lendemain 27 août, nous partons le matin précipitamment et traversons la Meuse. Les ponts sont prêts à sauter. Nous allons nous rassembler, toute la division dans une cuvette non loin de Cuisy.

          Impression morale désastreuse : tout le monde est découragé par cette reculade perpétuelle, par la fuite de nombreux hommes qui sont partis en désordre assez loin, par le manque, ou plutôt l'insuffisance de ravitaillement ; par les mauvaises nouvelles qui nous arrivent. On nous annonce que partout nos troupes reculent, et notre mentalité de troupes en retraite nous fait accueillir facilement ces nouvelles.

          Le Colonel est malade, on sent que le 89 n'est pas commandé.

          Nous allons coucher le soir dans un cantonnement extrêmement resserré ; cantonnement-bivouac. On peut dormir quelques heures dans le foin, mais la nuit m'est coupée, on vient me chercher pour un malade sans importance.

          Le 28 août - Nous partons pour aller à Montblainville. Le matin, j'évacue le Colonel et je tiens à noter ici les détails. Il était malade depuis plusieurs jours (diarrhées, rhumatisme, état moral bas). Il me demande à suivre le régiment en voiture. Cela me paraît difficile, ce serait difficile matériellement et lamentable moralement. Je le fais visiter par le médecin divisionnaire qui voit une selle sanglante très nette et qui lui conseille de partir. Il consent, facilement. Je l'accompagne à Montfaucon, là le directeur du Service de Santé et son adjoint disent que le Colonel doit être évacué sur Verdun. Celui-ci me dit alors qu'on l'a pris, qu'on le lâche, et tient, me semble-t-il, à bien établir qu'il va à Verdun contraint et forcé par les médecins, surtout moi. Il n'a pas, en me quittant, un mot aimable. S'il savait ce que cela m'est indifférent, et combien cette responsabilité me pèse peu ! Dans l'intérêt de sa santé, je devais l'évacuer, dans l'intérêt du régiment, aussi.

          Nous couchons à Montblainville. J'y retrouve M. Mélot, avec quelle joie, d'abord par affection pour lui, ensuite parce que je serai bien plus tranquille désormais. Je retrouve la voiture de mon 3ème Bataillon perdue par la faute du médecin-major du 331. Nous recevons mille hommes de renfort.

          Le 29 août - Partis du cantonnement le matin, nous allons à trois kilomètres au Nord. La Division se rassemble en réserve d'armée. On reste là jusqu'au soir sans rien faire et on rentre dans un nouveau cantonnement, à Baulny : deux régiments, de l'artillerie, des formations sanitaires, dans un tout petit village ! Je dors dans l'église, sur la paille. Les hommes se sont mal reposés, n'ont pu se laver, etc... Tout cela pour ne rien faire.

          La division est commandée maintenant par le Général Roque, Général de brigade. Gueulard, paraît-il ; il veut remettre la Division en main !? On reproche beaucoup au 89, paraît-il, d'avoir enterré son drapeau. Mais c'est le Colonel qui l'a fait, sur l'ordre, ou tout au moins l'indication très pressante du Général Augé. Il est probable que celui-ci va tâcher de se décharger comme il pourra.

          Le 30 août - Partis de Baulny le matin, nous marchons au Nord. Pauses interminables. Chaleur. Nombreux éclopés. On attend... Nous apprenons vers 4 heures que nous cantonnons à Marcy.

          Rencontré Chappey, avec le 43ème d'Artillerie. Il paraît que deux régiments d'infanterie allemande (peut-être vers Sivry ?) auraient été culbutés dans la Meuse après l'avoir passée, les ponts ayant été coupés.

          Du côté de Sedan, me dit Chappey, nous aurions eu un succès important ??

Les Allemands auraient passé la Meuse vers Henay ?

          Impression d'ennui, de lassitude, pour tout le monde. On ne pense pas au danger quand il n'est pas là (à part ce bon M. Gir... qui a dit-il, l'obsession de se faire trouer la peau) mais cette absence de renseignements, cette inaction, la stérilité de ces marches et de ces stationnements, tout cela indispose, énerve, et fatigue.

          Le soir, nous rentrons toujours au cantonnement à la nuit tombée ; après avoir dragué toute la journée, tout le monde se plaint.

          Il me semble même que l'on se plaint un peu trop, surtout de la part de certains officiers. On devrait bien se rendre compte que nous ne pouvons pas être au courant de tout, et que les ordres demandent du temps pour être élaborés et transmis aux différents échelons. C'est comme l'antipathie de certains officiers de troupe pour les intendants et autres officiers sans troupe ; sans eux pourtant, comment mangerions-nous ? Et le ravitaillement se fait bien.

          (Je me suis trompé dans la notation des jours. C'est aujourd'hui samedi 29 et non le 30. On se rend si peu compte des jours ; les dimanches passent inaperçus).

          M. Mélot a vu fonctionner le service de santé à l'arrière à Verdun. Cela marche bien. Ce sont des chirurgiens civils. Les dames de la Croix-Rouge s'agitent... comme en temps de paix.

          M. Mélot a eu une formule très heureuse : "Elles sont si habituées à la stérilisation que leur agitation elle-même est stérile".

          Nous arrivons à Marcq, plus propre et moins resserré que les cantonnements précédents. Ici encore il y a beaucoup d'émigrants. A notre popote, nous voyons des gens qui arrivent de Montmédy, qui ont abandonné terres, bestiaux, récoltes. Cela est triste plus que tout le reste...

          Le 30 août - Mardi très, très pénible jusqu'à Fossé. Les hommes exténués, affamés, huit ou neuf cents restent en route. Il faut arriver coûte que coûte. On s'engage à l'ouest de Fossé. Beaucoup de pertes. Je vais jusqu'à derrière une crête panser des blessés. Des obus explosifs arrivent et quelques balles. Nous nous replions à la nuit tombée.

          On panse des blessés jusqu'à minuit passé, je mange un bout de pain, quelques bouchées de singe, un peu d'eau-de-vie, et je trouve à saucer un fond de marmite qui a contenu du lapin.

          Je suis claqué. Je dors deux heures.

          Le 31 août - La bataille importante s'engage. 2ème Corps à gauche et en arrière de nous. Obligés de fuir de Fossé sous les obus. Nous nous installons entre Fossé et Buzancy. Obligés de repartir vers 3 heures à cause des obus qui nous tombent dessus.

          Nous nous abritons. Le régiment est tout éparpillé. Beaucoup d'officiers manquent. La 4ème commandée par le sergent-major.

          Nous n'avons presque rien mangé. Nous allons gagner Buzancy.

          Le 1er septembre

Après bien des détours, n'avons pas retrouvé le régiment, le soir. Avons installé un poste qui a pas mal fonctionné entre Fossé et Buzancy.

          Couché à Sury avec la musique et la C.H.R. Retrouvé le régiment ce matin, vers Bayonville. Il paraîtrait qu'hier les Allemands ont été rejeté de la Marne par notre armée. Nous ne l'aurions pas cru, à nous retirer comme nous l'avons fait.

          Le Commandant Échard est très pessimiste. Il semble en effet que l'organisation soit bien défectueuse, et que les questions de repos, de ravitaillement, si primordiales, soient bien négligées. Les hommes sont fatigués, ont faim, mangent pour ainsi dire presque pas depuis trois jours. On nous a amenés pour livrer le combat à Fossé exténués, la plupart incapables de suivre.

          Hier, des cuirassiers, l'air en bon état, étaient chargés, en arrière, de ramener les fuyards et le faisaient revolver au poing, en traitant tous ces gens éreintés, perdus, de lâches et de misérables ! On voit qu'ils ne fatiguent guère, et qu'il se battent bien moins souvent, avec bien moins de risques que les fantassins. On renvoyait ces malheureux traînards par groupes de deux, trois, vers les lignes, sans qu'ils sachent où aller... Mauvais système, et ces cuirassiers m'ont paru bien exaspérants...

          Arrivés après une marche assez longue à Charpentry ; nous étions dans ces parages il y a quelques jours. A la visite (ignoble installation au poste de police) plus de deux cents malades. Cela dure jusqu'à 9 heures du soir.

          Couché dans la paille. Réveil à 4 heures. On doit être prêts à partir à 4 heures 30.

          Au poste, cent cinquante malades environ attendent et leur nombre augmente de plus en plus. M. Mélot est obligé de supprimer la visite. Tout le monde est éreinté, abruti. Les hommes ont été ravitaillés hier.

          Le métier que nous faisons est celui d'un gendarme, d'un infirmier, de tout, sauf de médecins. Quelques très simples médicaments. Pas de moyens de transport, pas d'ordres. Pas une seule fois, au combat, le médecin divisionnaire n'a reconnu nos postes.

          Il est difficile de nous réapprovisionner en matériel.

          J'en ai assez, comme tous, sans exception. La guerre, dans son horreur, gardait quelque chose de beau, de grand. Quand on la voit de près, dans son coin, avec les armements actuels, ce qui caractérise la guerre, c'est : mal dormir, mal manger, marcher sans savoir où ni pourquoi, être tué par un projectile dont on ignore la provenance. Voila ! Cela n'a aucun rapport avec les beaux tableaux des peintres d'histoire.

          Le 2 septembre - Partis à 5 heures de Charpentry. Le régiment ne fait pas grand chose dans la journée. Le soir il coopère à l'attaque de Cierges avec des pertes minimes.

          Les brancardiers et le convoi automobile ont bien fonctionné, venus jusqu'à Éclisfontaine. Les Allemands se retirent. On bivouaque.

          Le 3 septembre - Tout le 5ème Corps se replie du côté de Varennes. Notre division va jusqu'à Augeville (grand halte et soupe) et doit cantonner à Rarécourt. Marche exténuante, à coups tout le temps, gênés par colonnes d'artilleries.

          Tous les hommes sont crevés, nous aussi. On mange mal, on dort peu, on fatigue énormément.

          Tout cela démoralise.

          Les bruits les plus alarmants circulent. Les Allemands à St-Quentin, pouvant aller bientôt sur Paris, le 4ème Corps embarqué hier pendant que notre 5ème tenait les Allemands en échec. Nous peut-être allant à Paris ; bref, la défaite fatale et à brève échéance. Tous les officiers mécontents, furieux, se sentant mal commandés. Impression lamentable !

          Le 4 septembre - Triaucourt. Quitté Rarécourt après une nuit sans sommeil, dévoré, avec Violet, par de sales petites bêtes.

          Tout le Corps d'armée va dans Triaucourt. Notre bataillon y est, avec les État-majors. Pour la première fois depuis longtemps, nous avons un peu de temps à nous. Je puis entrer dans le pays avant le bataillon, qui reste, attendant l'ordre de rentrer de l'E.M.(!) et faire quelques emplettes, me laver.

          Les journaux que j'ai pu accrocher au passage, semblent dire qu'on se replie mais qu'il n'y a pas à s'affoler.

          Le Commandant Échard, le Colonel Levannier sont très pessimistes.

          On m'a encore dit aujourd'hui (un adjudant du 154) que le service des brancardiers marche bien mieux chez les Allemands que chez nous. C'est vexant, mais peut-être vrai. En tout cas on ne peut guère relever les blessés sur la ligne de feu même.

          Qu'allons-nous faire ? Le bruit court qu'on pourrait embarquer, pour le Nord ? Ou bien qu'on se replie pour se refaire ? Violet a envoyé un télégramme à mes Parents.

          Je me suis fait couper les cheveux presque ras, ma barbe pousse. Je suis affreux. Quand retournerai-je me promener rue de la Paix ? et autres lieux. Par instants, j'ai la nostalgie de la vie, car ce n'est pas vivre que végéter en brutes comme nous le faisons depuis un mois. Et nous, médecins, nous n'avons ni honneur, ni gloire : une besogne ingrate, non exempte de danger, et souvent des reproches.

          D'ailleurs tout le monde demande une chose, la paix. On ne crie plus "à Berlin". Cela ne les empêchera pas de se faire tuer, d'ailleurs.

          Le 5 septembre - Noyer..Encore une des bizarreries (pour être poli) qui se produisent depuis quelques temps. Peut-être que l'on ne peut pas faire autrement, mais cela me semble extraordinaire de ne pas être plus ménager des forces des hommes.

          Nous avons dû partir ce matin à 2 heures 30 de Triaucourt, pour arriver à Noyer vers 9 heures après avoir traîné, nous être arrêté longuement, etc. En somme, on nous fait toujours perdre le temps le plus précieux pour le repos. Quand les hommes pourraient se reposer, se laver, on les oblige à rester au soleil en plein champ, ou bien alors on leur fait faire des marches éreintantes dans des colonnes mal organisées, tout cela donne à celui qui comme moi vit dans son petit coin, une impression de désordre très pénible. Chez nous il y a aussi le Commandement du Régiment, qui n'a jamais été bien fameux, hélas. Et puis ce manque de cadres subalternes est terrible. On vient de faire des nominations, mais cela ne donne pas de bons sous-officiers. Aussi on marche mal, il y a des traînards. Tout cela n'est ni beau, ni réconfortant. Officiellement, les Allemands sont sur la ligne Soissons-Anizy. Le gouvernement quitte Paris ! Peut-être allons-nous nous embarquer près d'ici pour Paris.

          Malgré tout, je ne veux pas croire à la défaite de la France.

          Le 6 septembre - Des coups de fusils à Nettancourt hier soir, la 11ème Compagnie attaquée. J'y vais pour chercher deux blessés que je ne puis avoir, car les uhlans sont déjà à mille cinq cents mètres du village, à l'endroit où ils sont tombés.

          Nous cantonnons dans Noyer. A 4 heures, nous partons. Aussitôt partis, le village est en flammes : incendie allumé par quelque espion, sûrement.

          Nous nous portons avec M. Mélot dans la direction de Villers-au-Vent. Des obus arrivent. Tout le monde (je parle de notre personnel) se disperse, chevaux, voitures, tout file. Je reste avec M. Mélot, Fabien, quelques hommes, deux ou trois brancards. Nous sommes près du poste de Commandement du Général Roque. Il a été repéré. Une grêle d'artillerie arrive. A ce moment, comme nous partons, les premiers blessés arrivent. Fabien et moi, avec trois ou quatre hommes, les pansons. M. Mélot part. Pour ne pas abandonner ces malheureux (dont l'Adjudant Pompéani) nous nous mettons au brancard. C'est très fatigant, nous ne sommes pas habitués aux fardeaux. Nous recevons les obus qui nous poursuivent de tous les côtés. Nous arrivons à Villers où nous abritons nos blessés.

          Puis, ne retrouvant personne de notre personnel (tout le monde a fichu le camp) nous pansons ceux que nous trouvons avec leur paquet individuel. Je les groupe dans une maison abandonnée (qu'on est en train de dévaliser) et je vais à Les Monts prévenir le groupe de brancardiers qu'on envoie des voitures. Elles viennent et évacuent mes blessés (des 331, 89, 46, 81). Je rallie à Les Monts, le personnel que je puis retrouver : vingt-cinq infirmiers ou brancardiers, un brancard, sept musettes. C'est peu.

          Je les ramène à Villers. Nous faisons encore quelques pansements. Puis, le bombardement du village s'accentuant, nous nous replions de nouveau.

          Nous restons un peu à Les Monts, puis le dépassons : tous les régiments se replient direction de Bar-le-Duc.

          J'ai vu Fourgous, Bruand, Bernadotte. Il paraît que Chaumereuil est gravement touché aux cuisses.

          On me dit que le Commandant Échard serait touché. Je repars avec mon cheval que je viens seulement de retrouver, et j'arrive jusque dans le village en flammes. Tout brûle. Je ne trouve pas le Commandant Échard, mais Levannier, avec Ausset, Devernois, Augé et cent cinquante hommes environ, derrière un talus.

          Nous recevons des obus. Je pars au grand galop. Un obus percutant éclate non loin de moi, m'envoyant dans la figure des morceaux de terre.

          Je rallie avec mes hommes le régiment, nous bivouaquons. Je retrouve le Commandant Échard, qui prend le commandement du régiment, et qui a reçu un gros éclat d'obus, amorti par des papiers dans une poche.

          J'envoie Gilles, retrouvé, à M. Mélot. Celui-ci après avoir fonctionné, paraît-il, à Mussey, s'est replié à Bar-le-duc. C'est un peu loin.

          En somme, aujourd'hui, tout notre personnel, à part Fabien, moi et quelques hommes n'a eu qu'une idée, filer le plus vite et le plus loin possible. Les médecins auxiliaires se sont montrés bien peu dévoués et bien froussards.

          Puis on a le tort d'installer des postes beaucoup trop loin des lignes. Nos brancardiers n'en font pas assez. Tout ce personnel manque d'un commandement à poigne.

          M. Mélot se laisse un peu influencer par le Chef de musique, qui ne pense qu'à deux choses : manger, et partir.

          Je suis bien éreinté, ayant trotté à pied toute la journée, et pas mangé grand chose, mais je préfère être ici qu'à Bar-le-Duc.

          Le 7 septembre - Resté sur les positions à gauche de la route de Larmont. Rien fait. L'artillerie canonne à obus explosifs les bois. Quelques blessés. Le soir, blessés assez nombreux, peu du 89. Deux meurent sur place. Bivouaqué au poste de secours.

          Le 8 septembre - Resté sur les mêmes positions.

          Nouvelles : l'armée de Paris se serait retirée. Des parcs auraient été pris aux Allemands. Des pièces aussi ??

          Le Commandant Levannier, toujours affolé, rend compte "de la lâcheté des brancardiers et pressent qu'il tirera dans le tas".

          On lui envoie du monde. Résultat : trois brancardiers blessés, dont Raoul, et un tué.

          Les bois étaient bombardés et le Commandant Levannier les traitait de lâches et parlait de les fusiller. Encore un affolé dangereux de plus. (Il leur a fait transporter des morts !). Comme dans ces jours-ci j'ai dû forcer les brancardiers à marcher à coups de gueule, on doit m'imputer un peu de responsabilité dans cette affaire. Tant pis. Et puis nous ne sommes pas en manœuvres.

          Le stationnement ici, sans rien faire est pénible et rasant. Que de jours depuis que je ne me suis pas lavé et que je n'ai pas couché ailleurs que dans la paille ou au bivouac.

          Le 15ème Corps est arrivé et nous soutient. Une contre-attaque allemande sérieuse se produit du côté de Vassincourt.

          Le 9 septembre - Restés encore sur nos positions. Dormi, mangé, lavé ce matin, c'est merveilleux. Pour que nous soyons aussi tranquille, il faut que la bataille soit générale.

          La nouvelle que l'armée de Paris est repoussée se confirme. Ils sont venus jusque vers Meaux, Lizy-sur-Ourq, La Ferté-sous-Jouasse.

          Les Russes ont décimé une armée autrichienne. Le 15ème Corps est avec nous. Le 21ème va arriver. Il est temps qu'on ne nous mette plus en première ligne, seuls. Le pauvre 5ème Corps a bien trinqué. Et le 89 aussi. Pourtant la 10ème Division et spécialement le 89 n'a pas très bonne presse. C'est injustifié. Certainement, les régiments de Paris ne sont pas assez disciplinés. Mais ils manquent de cadres. Beaucoup de maisons sont pillées par nos hommes.

          Pas mal de traînards. Nous avons vu ce matin beaucoup d'aéroplanes français et allemands. On poursuit ceux-ci à coups de canon, mais sans résultat. C'est un but si mobile.

          Les brancardiers divisionnaires sont avec nous, même un peu en avant.

          Nous, nous ne faisons pas tout à fait assez. Je demande depuis quatre jours d'envoyer les brancardiers de Compagnie avec leurs Compagnies, ce qui est d'ailleurs réglementaire. M. Mélot, très bon, très soucieux d'économiser son personnel, ne le fait pas.

          Je fais attention maintenant à ne plus rien commander, et à ne faire qu'exécuter les instructions que je pourrais recevoir. En faisant un zèle inutile, je passerai pour un excité et voilà tout.

          En ce moment, 8 heures et demi, l'artillerie allemande rallonge son tir. Nous sommes en plein dedans les batteries françaises, nous pourrions bien recevoir des obus tout à l'heure.

          4 heures du soir. Rien de nouveau. Nous allons encore bivouaquer ici. L'artillerie française (120 et 75) cherche à démolir le clocher de Laimont, où se trouvent des observateurs allemands.

          L'artillerie allemande envoie de temps en temps des gros obus vers le canal à notre gauche.

          Hier le régiment a été engagé un peu vers Mussey. Les brancardiers de Corps fonctionnent aujourd'hui, avec Combes et son petit air protecteur.

          Du côté de Loupy, cela chauffe : il y a le 31 et le 331.

          Nous ne fonctionnons pas du tout aujourd'hui.

          Le 10 septembre - Rien ce matin. Je vais voir de nombreux malades au 3ème Bataillon dans les bois. Je quitte le bois à 11 heures. A midi, ils sont couverts de mélinite. Tués et blessés en nombre.

          Le soir, vers 6 heures, un obus à mélinite arrive sur la batterie, tout près de notre poste. Nous nous replions un peu, puis M. Fabien et moi revenons où nous étions, sur la route de Laimont. Nous envoyons quelques brancardiers qui vont avec des brancardiers divisionnaires dans les bois.

          Ceux-ci vont très en avant, c'est vrai. Mais j'ai l'impression que le médecin divisionnaire pense que nous ne faisons rien. Il a dit tout à l'heure à M. Mélot comme nous nous replions, de ne pas aller trop loin.

          Ce soir je n'étais pas très tranquille avec tous ces gros obus tombant en avant, en arrière, et sur le côté ouest. Nous aurions très bien pu écoper.

          Dîné dans Venise et couché dans une cave abandonnée avec un tas de gens, et le Commandant Échard. Nous avons pour le régiment un effectif présent de 1295 hommes, sur trois mille partis et mille vingt reçus depuis ! Deux infirmiers blessés.

          Le 11 septembre - Levés vers 4 heures 30, surpris de ne pas être canonné. Cela ne va pas tarder.

          Le régiment, ou son squelette, occupe un front très grand, de Neuville à la route de Bar-le-Duc. Le 1er Bataillon au-dessus de Venise, en soutien de l'artillerie. C'est le 76 qui est dans les tranchées creusées par le 89.

          Le Commandant Échard a le régiment depuis hier, le Commandant Monthoven étant reparti, fatigué, un peu renvoyé. C'est beaucoup mieux ainsi. Le régiment sera commandé.

          Le 12 septembre - Restés encore au même endroit. Couchés dans une petit baraque sur la paille, à l'abri de l'eau.

          Mangé tous ces jours-ci avec les médecins auxiliaires. Ai été avant-hier passer la visite au 3ème Bataillon dans les bois, beaucoup de malades.

          Retourné hier au 2ème Bataillon (à l'ouest de la route Bussy-Neuville) pour voir les malades. N'ai eu que le temps de me coller dans une tranchée de la 4ème avec Gouthière, car les obus, les gros percutants, se sont mis à arriver, en avant et en arrière de moi. J'aurais encore bien pu écoper. Aussi n'ai-je pas davantage cherché mon 2ème Bataillon et suis-je revenu à Venise. J'ai passé quelques minutes... désagréables.

          Quelle drôle de guerre ! Les deux artilleries s'envoient des obus, une grêle d'obus, sans se faire beaucoup de mal, et ce sont des fantassins qui sont tués.

          Fait hier le procès-verbal du Commandant Échard. Bonnes nouvelles. Les allemands reculeraient. De notre côté, ils ont abandonné Laimont, que notre 3ème Bataillon a occupé cette nuit.

          Nous arrivons aujourd'hui cantonner à Neuville-sur-Orne.

          J'écris dans l'église, une jolie petite église de village, claire et assez grande, bien décorée, avec goût, quelques boiseries sculptées.

          Les vitraux sont troués par les obus. Un obus a percé le plafond près du chœur, et c'est un saisissant contraste que cette paix d'intérieur de chapelle, ces images saintes, ces rameaux, ces palmes, avec tout ce que nous savons de l'ambiance !

          Morts, blessés, malades, hommes ayant faim, villages brûlés, habitants qui émigrent affolés, la ruine et l'incendie partout...

          Guerre atroce, où l'on tombe sans gloire, sans savoir qui vous frappe, où tout le monde est plus ou moins exposé. Et que de choses à réparer, après, à refaire ; que de travail perdu.

          Mais les familles brisées, qui les refera ?...

          Heureusement les nouvelles sont assez bonnes, les Allemands reculent un peu à notre gauche. Ils doivent avoir de grosses pertes.

          Le 13 septembre - Dans une maison abandonnée par les Allemands aujourd'hui même. Naturellement, tout est saccagé, sens dessus dessous.

          Cantonnés hier à Neuville, j'ai couché dans une maison abandonnée, le plafond crevé par un obus, avec les médecins auxiliaires.

          Nous devions nous reposer là-bas, mais on nous a fait repartir ce main. Nous avons traversé Laimont, en ruines, Villers, encore plus en ruines, incendié, crevé d'obus. Vu des tombes isolées, quelques cadavres français, quelques Allemands, des tas de chevaux morts ; partout perce une odeur de charogne. Ce qui reste de chambres est plein de linges, de bouteilles vides, de meubles brisés. Tout cela est lamentable !

          Après Villers (où j'ai reconnu la ferme où j'avais groupé des blessés le jour où j'étais resté seul avec Fabien, tout le monde ayant filé), je l'ai montrée à M. Mélot qui ne m'a jamais parlé de cette journée ni de ce que j'avais fait. Le Commandant Échard, par contre m'a dit ce matin qu'il savait que j'avais porté des blessés à brancard sous le feu : cela m'a fait plaisir, car je n'ai rien fait ce jour là de remarquable, mais j'estime m'être mieux comporté, avec Fabien, que le reste du personnel médical du régiment. Le Commandant Échard m'a même fait sentir quelque chose comme une proposition possible, mais je n'en crois rien, c'est pure amabilité de sa part). Après Villers, donc, long arrêt dans les champs, où sont des munitions d'artillerie abandonnées précipitamment par les Allemands ; des tranchées et des feuillées très bien faites.

          Puis repartis direction Triaucourt, par Laheycourt, dévasté aussi, les Allemands y étaient encore ce matin à 7 heures.

          Cantonnés à Sénart, où est le 3ème Bataillon et l'E.M. Nous avons pu, dans la nuit, retrouver le 7ème Bataillon qui est à Éclaires, aux avant-postes. Nous sommes groupés dans la même boîte : Gilles, Fabien, Cabos, Gardès, moi, avec de Lavergne. Nous coucherons sur des lits où ont passé bien des gens, y compris des Allemands, et on est train de faire notre dîner : poules, vins, et le reste, achetés en grande partie à la foire d'empoigne. On ne peut faire autrement ! Nos hommes pillent aussi pas mal.

          Le 14 septembre - Partis à 4 heures 30 sous pluie battante. Arrivés trempés après avoir traversé l'Argonne (très beaux sites) aux Senades.

          Logé chez M. de Bigot de Grandrut, gens très aimables, belle installation.

          Une chambre avec Violet, deux lits jumeaux, toilette, grandes cuvettes, etc... Délices inouïs à être propre, linge net ; taillé la barbe, couché déshabillé. Dommage qu'on n'y séjourne pas. Dîné le soir avec les maîtres de la maison, et une dizaine d'officiers.

          Les Allemands avaient quitté le village la veille au soir et même le matin.

          Ils ont été, par exception, assez corrects dans ce village. Il semble, d'après certains renseignements qu'ils soient quelque peu démoralisés, se repliant pour passer la Meuse, et que quelque chose de grave (?) se soit passé en Allemagne. On aurait lu aux soldats une proclamation, et ils se seraient mis à pleurer.

          En tout cas ils abandonnent quelques munitions et se replient en bon ordre, mais vite. Nous aurions de nombreux Corps devant eux à leur opposer.

          Le 15 septembre - Quitté à 5 heures les Senades, où j'aurais bien fait séjour.

          Traversé Clermont, en grande partie brûlé ; c'était un joli petit pays accroché au flanc d'une hauteur couverte de bois, et maintenant à part quelques maisons, ce sont des pans de murs délabrés et fumants.

          Resté toute la journée à un kilomètre de Clermont, et le soir à la nuit tombante, partis pour cantonner à Aubréville.

          Logé chez un brave homme dont la femme a été blessée à la jambe par une balle de shrapnell. Accueillis à bras ouverts par des gens qui se sentent délivrés de l'invasion.

          Les Allemands ont pillé, enlevé les bestiaux, les poules (en donnant souvent des bons de réquisition, il est vrai) ; ils ont fusillé quelques hommes, mais n'ont pas été trop féroces. Beaucoup de maisons sont brûlées par l'incendie provoqué par les obus, mais aussi, je crois, beaucoup incendiées volontairement. Les habitants disent tous que les soldats allemands sont très disciplinés, obéissant strictement et vite à leurs chefs. Contraste avec nous.

          Ils sont bien ravitaillés. Ils n'ont presque que des convois à chevaux, très peu d'autos. Leurs cuisines roulantes leur rendent de grands services.

          Ils remontent direction nord, nord est. Il paraît qu'ils cherchent à repasser la Meuse. Nous les poursuivons, avec le 2ème Corps à notre gauche, le 15ème à droite, celui-ci peut-être sur la rive droite de la Meuse.

          Le 16 septembre - Partis à 5 heures 30. traversé Neuvilly, sur la route de Varenne. Nous sommes arrêtés là, en réserve de corps d'armée. La canonnade en avant et à gauche de nous, est plus nette, mais bien moins intense que le 14 et le 15 où elle a été très, très intense. Des blessés de la 9ème Division qui sont en avant de nous, passent ; blessés par des obus, à Cheppy. Les Allemands doivent tirer de Montfaucon.

          Il pleut, il fait humide et un peu froid. Je voudrais qu'il pleuve encore plus, cela embourberait leurs terribles grosses pièces dans les champs !

          Il me semble que la campagne va être très longue.

          Si je rentre, comme je l'espère, ce sera bien de retrouver non seulement les miens, mais mon chez moi, Paris si je pouvais, une vie tranquille et intelligente, et bien d'autres choses...

          Il y a déjà un mois et demi que cela dure. Tout le monde, même les plus braves, en ont assez et désirent la paix.

          Et encore, tout cela ne serait rien si nous étions sûrs de la victoire. Enfin, cela va bien pour le moment.

          Les Russes battent les Autrichiens, mais semblent arrêtés en Allemagne.

          Notre effectif est de deux mille quatre cents. Il reste au régiment seulement sept ou huit officiers combattants de l'active. Le reste tué, blessé, évacué.

          Le 17 septembre - Passé la journée dehors sous une pluie battante et le froid. Les hommes sont transpercés. Il y a un village à cinq cents mètres de nous. Il me semble qu'on aurait pu nous y abriter, mais l'État-Major qui certes travaille beaucoup, ne paraît pas très au courant des besoins et des souffrances de la troupe.

          J'ai pu m'abriter avec un tas d'officiers dans la voiture d'ambulance pendant longtemps. Le soir, après avoir mangé un morceau sous la pluie et le vent, avec Fabien et Larget (et nous chantions des airs de d'opéras ou d'opérettes) nous recevons l'ordre de nous porter en avant. On bivouaque en arrière de Boureville !! Bivouaquer dans une cuvette où l'on enfonce dans une boue intense. Impossible de se coucher ; la pluie tombe avec une intensité très grande, un vent terrible souffle et nous glace sans nous sécher.

          Je me mets dans la voiture, et je reçois le vent par les rideaux déchirés. Nous sommes là dedans une douzaine, serrés. Je tombe de fatigue, de froid et de sommeil ; impossible de fermer l'œil. Vers une heure du matin, l'ordre arrive au 7ème Bataillon de se porter en avant, notre 89 est à la disposition de la 9ème Division ; les Allemands occupent le front (à peu près), Montblainville, Montfaucon. De ce dernier point, très élevé, ils envoient des obus de 210.

          Je frissonne de froid, et suis trempé. A la sortie Nord de Boureuilles, je m'arrête avec Fabien et les brancardiers, et nous allons nous coller dans une grange froide et humide, mais qui me paraît encore bien bonne.

          Après deux ou trois heures de sommeil, je me lève, et vais me sécher dans une maison pleine d'artilleurs ; les propriétaires sont encore là. On fait du café, on fait cuire de la viande, la noce !

          Le Bataillon est à environ 4 kilomètres, sur la gauche de la route, du côté de Montblainville-Apremont. J'envoie des brancardiers pour le joindre. Ils ne peuvent passer, à mille mètres d'ici la route qui conduit à Varennes est repérée et balayée de gros obus.

          Je rends compte à M. Mélot et j'attends. Je pense rester ici, et plus loin je ne pourrais rien faire, que faire tuer mon monde, embourber ma voiture. Et puis zut ! Je n'ai plus d'enthousiasme, je ne désire plus qu'une chose, qu'on nous fiche la paix. Et ce désir est unanime.

          Le 19 septembre - Restés hier et aujourd'hui (17 heures) au même endroit. Quelques blessés, de divers régiments : 89, 113, 82, 46. Ai envoyé ce matin des infirmiers et brancardiers vers le 1er Bataillon qu'ils n'ont pu joindre. Ils ont joint à une ferme près de Montblainville des éléments du 4ème qui leur ont dit que le 1er Bataillon avait fait retraite un peu.

          J'attends ici. Ce matin, impossible d'aller jusqu'à Varennes avec ma voiture. Dès qu'une colonne ou un groupe passe, les Allemands tirent à gros obus.

          Tout à l'heure, plusieurs obus sont arrivés tout près du village, pendant que nous mangions dans la même maison qu'hier. Ils viennent de bombarder Vauquois (deux kilomètres juste à notre droite) sur lequel a marché notre 2ème Bataillon.

          Il paraît (renseignement d'un chasseur blessé) que l'E.M. de la Division du C.A., je n'ai pu savoir au juste, aurait été surpris, il y a des pertes dans l'escorte.

          Il paraîtrait aussi que l'infanterie allemande s'infiltre à notre gauche dans les bois. Nous tourneraient-ils ? Pourtant il doit y avoir un corps d'armée par-là.

          C'est une chance qu'on n'ait pas bombardé encore le coin où nous sommes. Hier, il est tombé des obus dans le village, l'un au milieu de la route, a fait un trou, tuant trois chevaux attelés à un caisson. C'est gai de s'endormir en se disant qu'on sera peut-être réveillé par un obus qui vous tombera sur la tête ! Nous pouvons manger pas trop mal en ce moment, grâce à ce qu'on fait la popote dans cette maison, habitée par deux vieux à peu près infirmes, et une vieille dame de Varennes qui a fui avec sa bonne.

vVu M. Mélot ce matin. Mauvaise impression aujourd'hui, en ce qui me concerne, sur la situation générale. Cette retraite qui s'arrête si vite ne me dit rien de bon. Mais que fait-on sur le reste du front ?

          Le 20 septembre - (Ferme des Allieux). Quitté ce matin Boureuilles avec le TC1 du Bataillon qui va à la ferme des Allieux, où le régiment se rassemble.

          Il y a eu une trentaine de blessés par les obus à Montblainville. Les brancardiers que j'ai envoyé par trois fois n'ont pu y arriver. Naturellement tout le monde crie contre nous : c'est l'habitude. Ceux que j'ai envoyé ce matin à Varennes rejoindre le Bataillon sont revenus. Le Capitaine Desvernois ayant dit que l'ambulance divisionnaire devait venir les chercher ; un médecin d'ambulance à Varennes le lui a promis.

          Aux Allieux, je retrouve tout le monde, et M. Mélot, avec joie. Car je broie du noir, je suis découragé, dégoûté, désorienté ; je n'ai plus le feu sacré des premiers jours, et je suis désemparé. Il fait mauvais, froid, il pleut, on est nourri d'une façon quelconque, mal, sales ; avec du linge impossible à renouveler. Et puis il tombe partout des obus, et en se livrant à une occupation la plus paisible, on court toujours le risque d'être tué bêtement.

          Hier à Boureuilles, je me demande comment nous n'avons rien reçu. En ce moment cela tombe à Vauquois, à notre gauche. Cela pourrait très bien arriver ici tout à l'heure.

          Le Général Gouraud vient de prendre le commandement de la Division.

          Il a vu le Général Joffre, le Président de la République. Il fait l'impression de quelqu'un de très chic. Il est confiant sur l'issue de la campagne. Sur la durée, aucune indication.

          Les Russes pénétreraient en Allemagne par la Bohême ; ils sont arrêtés en Prusse orientale, mais ont battu complètement les Autrichiens.

          Nous sommes tous fatigués. J'espère que les Allemands le sont aussi. C'est extraordinaire ce qu'ils consomment de projectiles.

          Le 21 septembre - Quitté les Allieux à 11 heures 30 soir par une nuit absolument noire, la pluie, et des routes épouvantable. Arrivé dans les bois devant Montfaucon où le régiment s'installe dans les tranchées du 31 que je vois revenir couvert de boue de la tête au pied.

          Passé la journée dans une clairière. Canonnade tout autour de nous. Notre point ne reçoit rien jusque là. Pluie. Lu l'Étui de Nacre, trouvé dans une maison. Le soir, une dizaine de blessés arrivent. Pansés et évacués difficilement.

          Le Bulletin des Armées nous apporte de bonnes nouvelles.

          Le 22 septembre - Nous recevons des obus dans notre clairière, l'un à côté de notre abri, où nous n'étions plus, et qui est couvert d'éclats.

          Nous nous replions dans le bois sur la route d'Avocourt. Nous sommes obligés deux fois encore de nous replier de deux à trois cents mètres en arrière chaque fois à cause des obus que nous avons la veine d'éviter. Ce sont tous des percutants.

          Nous nous installons dans une clairière à mille cinq cents mètres de la lisière du bois de Cheppy. Le régiment est attaqué ce matin par les Allemands qui arrivent à vingt mètres des tranchées, grâce au brouillard, à la baïonnette. Dans la journée et jusqu'à la nuit tombée, nous avons une centaine de blessés sérieux pour la plupart. Le soir nous allons coucher à Avocourt, et nous revenons le lendemain matin 23 à notre poste de la veille.

          Le 23 septembre - Depuis hier soir, l'artillerie allemande se tait. Qu'est-ce que cela nous ménage ?

          Cette nuit il y avait dix batteries à nous qui tiraient au niveau de la Fonderie.

          Le 15ème Corps nous traverse (61ème).

          Vu Violet qui est peu enthousiasmé de la nouvelle direction du régiment. De Lavergne est adjoint au lieutenant-Colonel.

          Le Commandant Échard reprend son bataillon.

          Le 24 septembre - Hier : nous avons dû reculer notre poste à la sortie du bois de Cheppy qui regarde Avocourt, car on nous a dit que de l'infanterie allemande s'infiltrait à notre droite.

          Là, nous pansons des blessés, parmi lesquels le Commandant Échard atteint d'un éclat d'obus à la région lombaire : rien de bien grave, heureusement. Un peu surexcité. Notre auto l'emmène sur Clermont.

          Il m'avertit, car nous n'avons aucune liaison avec le régiment, que l'on nous tourne sur notre droite, dans les bois.

          Nous replions par Avocourt vers la route qui conduit à la Fonderie, où nous arrivons (sur la route) vers 4 heures et demi. Nous sommes tout à fait séparés du régiment. Tout d'un coup, une fusillade dans les bois en face. Notre régiment, criblé par l'artillerie en avant, est tourné en arrière par l'infanterie qui s'est infiltrée à travers bois.

          Les balles perdues arrivent jusque dans le bois, à la lisière duquel nous sommes.

          Nous replions sur Aubréville, où nous couchons. Je pense à ce malheureux 89 qui est en train de se faire décimer !

          Le 24, nous reprenons la route que nous avions suivie hier et qui passe à travers bois. Nous allons jusqu'à hauteur d'une ferme abandonnée (Vert-Trumeau, je crois). Le régiment est aux Allieux, à gauche et en avant de nous nous draguons là quelques heures, on mange, puis M. Mélot nous fait contourner les bois en allant à Neuvilly par Aubréville, pour nous trouver à la gauche des Allieux. A Neuvilly, nous commençons d'installer quelque chose. Gironce, qui n'a rien à voir là-dedans, y fourre toujours son nez, quand il ferait bien mieux de rester tranquille. Quand les brancardiers ont été envoyés, et quelques musiciens (qu'on ménage beaucoup trop, je crois, car ils ne sont pas plus intéressants que les autres ; et j'aimerais mieux n'avoir que des brancardiers régimentaires) les obus arrivent. Retraite vers Aubréville.

          Quand nous entrons, à la nuit tombée, dans une maison pour nous abriter, il arrive des obus sur le village, ils tombent sur nos trains de combat, qui on été repérés.

          Nous partons direction de Clermont, et nous nous arrêtons à Courcelles, avec Vaton. Nous couchons là.

          Le 25 septembre - Le matin, le lieutenant-Colonel Levannier nous fait demander, nous allons sur la route d'Aubréville à Neuvilly. Le régiment est établi à droite de la route, à cinq cents mètres de Neuvilly.

          Nous nous installons à la sortie d'Aubréville, (à mille cinq cents mètres du régiment) contre le talus à gauche de la route. Sommes tranquilles toute la journée.

          Nous couchons dans une maison à proximité. Nouba le soir : nous touchons du vin et de l'eau-de-vie !

          Le 8ème Corps et le 15ème sont avec nous.

          Le 26 septembre - Rien de nouveau. Je puis faire une toilette et changer de chaussettes, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

          Nous ne savons rien de ce qui se passe au dehors. Il reste environ mille à mille deux cents hommes, au 89ème, dix-huit officiers (la plupart de réserve). Nous nous demandons quant tout cela sera fini. Mais nous ne pouvons faire aucune supposition.

          Reçu plusieurs lettres de mes parents, optimistes au point de vue général, un peu inquiètes de moi. Mais tout de même, ils ne semblent pas se figurer que je puisse me faire casser la figure ; et pourtant, cela pourrait bien m'arriver, et a failli m'arriver plusieurs fois. Une lettre de Suzanne ne me parle que de ses inquiétudes de R. ! Pas un mot me disant qu'elle est un peu inquiète de moi ; dans ces conditions, il vaudrait mieux ne pas m'écrire, et j'avoue que cela m'a causé quelque peine de ne rencontrer chez Suzanne pas plus d'émotion au sujet de son frère. Enfin !...

          Ma petite Marcelle va bien, compte jusqu'à quinze et dit qu'elle m'envoie ses tendresses. Comme je serais heureux de la revoir.

          En rentrant, il me faut absolument quelque temps de repos à partager entre Paris et Rouen. J'ai décidé de rompre définitivement toutes relations avec A. Cette occasion est excellente. Vu M. Gerbaux ce matin. Gabrielli est parti avec une fracture (?) de la rotule. Il a eu encore deux médecins tués (en battant en retraite) et un médecin auxiliaire blessé.

          Le 27 septembre - Nous nous sommes installés hier dans un château, au mieux une jolie maison vide et pillée. Couché sur des matelas. Le matin, on nous communique l'ordre suivant :

Ordre général n°13. Clermont-en-Argonne.

26 septembre 1914.

Le Général en Chef télégraphie ce qui suit :

          "La bataille décisive est engagée dans des conditions qui nous sont favorables. L'ennemi a poussé tous ses corps en ligne et va chercher par de violents efforts à échapper à l'étreinte de nos armées.

          Le Général en Chef compte qu'à cette heure d'où peut dépendre le succès de la campagne que chacun mettra une fois de plus une énergie indomptable à refouler l'ennemi, le chasser de ses lignes et assurer la victoire à nos armes"

Général Joffre.

          Pourvu que cela tourne bien. Nous avons eu de si grosses pertes, nos cadres sont si squelettiques, la discipline n'est pas ce qu'elle devrait être, et nous récoltons à ce dernier point de vue le fruit des idées qui ont eu cours dans ces vingt dernières années.

          Il nous aurait fallu, pour économiser bien des pertes et vaincre plus aisément, une artillerie lourde comparable à la leur.

          Une discipline plus solide, des soldats mieux dressés dès le temps de paix par des cadres assez nombreux et assez payés. Avec cela, qui aurait coûté, certes, nous aurions certainement économisé bien des morts et des ruines.

          Rien de neuf aujourd'hui, on refuse de donner à Violet son deuxième galon !

          De temps en temps des obus à bout de portée arrivent autour de notre maison. Nous pourrions bien être canonnés d'un moment à l'autre par les percutants ; d'autant qu'à deux cents mètres, dans la direction de l'ennemi, des batteries de tir nombreuses tirent sur de l'infanterie, celle-ci située assez loin, je crois.

          Le régiment est en avant et en arrière de Neuvilly, dans les tranchées. Il y a des avant-postes avant lui.

          Nous sommes à deux kilomètres à peine de lui. Je suis très mal fichu depuis cette nuit : coliques, céphalée, inappétence, sensation de vide et d'éreintement. Ce n'est pas très facile de bien se soigner ici. Enfin, cela passera sans doute vite et je n'irai pas jusqu'à l'évacuation.

          Vu hier à la gare des blessés à plaies infectées sentant mauvais, qui n'avaient pu encore être transportés ; vilaines plaies. Cela fait tout de même quelque chose de penser qu'on peut écoper comme eux.

          Il paraîtrait que Laon est repris ; que Montfaucon est en partie évacué (??). Voilà deux jours que nous sommes au repos ! Cela va-t-il durer encore cette nuit et demain ? Je le voudrais car je ne suis guère en état de marcher.

          Le 28 septembre - Partis après-midi pour Neuvilly, réclamés par le Lieutenant-Colonel Levannier.

          Installés dans une maison abandonnée. Assez bien. Dans le foin, tous dans la pièce où l'on mange. Le 46 est devant nous aux avant-postes.

          Le 29 septembre - Situation inchangée, comme disent les communiqués officiels. Violet vient nous voir. Il paraît que le Commandant Échard va revenir bientôt au régiment. Sa blessure est légère et va bien. J'en suis bien content.

          Il paraît que nous formons le sommet d'un angle dont les côtés se referment sur l'ennemi. Pas de bombardement aujourd'hui. Nous sommes très bien.

          Le 30 septembre - Reçu de Rouen des paquets qui me font bien plaisir (tricot, chocolat, galons). Je touche une paire de godillots tout neufs. Les hommes commencent à recevoir des tricots, des effets.

          Nous sommes à effectif de mille trois cents cinquante.

          Pour Violet, qui vit avec le Général, la situation est bonne. Une grande bataille est encore engagée, dont nous ignorons tout.

          Après déjeuner Violet vient nous prévenir qu'on a vu des mouvements d'artillerie vers Vauquois et qu'il faut nous tenir prêts à évacuer Neuvilly. Vingt minutes après, les obus arrivent tout près. Nous partons, ayant eu heureusement le temps de rassembler gens et voitures. A peine quittons nous le village qu'un obus tombe sur notre maison et la met en feu. Nous m'avons encore échappée belle, cette fois. Non prévenus, ç'aurait été du joli.

          Écrit ce matin aux Parents une longue lettre. Retraité sur Aubréville. Arrêtés à l'entrée du pays contre une butte. Tout l'après-midi ; les obus éclatent sur notre droite, à deux cents mètres, trois cents mètres. Nous recevons plusieurs éclats sur la route.

          Vers 5 heures, le canon cesse. M. Mélot va voir le Général, à Neuvilly. Il dit que nous restons à Neuvilly.

          Le 1er octobre

Le Neufour. Un joli petit village en pleine Argonne, dans un couloir qui fait communiquer Les Islettes avec le Four de Paris, entre deux rangées de collines boisées. Des prés qui sentent l'herbe fraîche, de jolis ruisseaux, des maisons propres, des gens à l'accueil avenant. Cela fait une impression saisissante d'entrer dans un village qui paraît vivre une vie normale, avec des jeunes filles, des enfants qui vaquent à leurs soins habituels. Beaucoup avaient émigré, mais sont revenus.

          Je reprends à hier soir.

          Installés dans la maison de "Joséphine Wilmouth", dîné. Nous nous couchons. Dix minutes, puis rran ! un obus à cent ou deux cents mètres de la maison : Gironce tremblant de partout. On sort, on s'abrite derrière le talus et le mur. On gèle. Mieux vaut risquer un obus. Au bout d'un moment, on décide de rentrer. Enfin on va pouvoir dormir. Toute la nuit les coups de canon arrivent régulièrement, plus rares que dans le jour. Une légère déviation dans l'angle latéralement et notre maison recevait tout, et nous étions frits. Mais tant pis, c'est une question de chance. On s'étend de nouveau sur les matelas et on dort, autant qu'on puisse avec ce potin. On s'habitue à tout. La seule chose qui me fasse entrecouper mon sommeil, c'est le bruit des détonations.

          Je vais aux tuyaux le matin, près de Violet, qui est à huit cents mètres, en avant, avec le Général Gossart, dans des tranchées très bien faites.

          Je recueille ceci : Le Four de Paris est occupé par le 2ème Corps qui y a une situation assez difficile. Aussi, on fait défendre le défilé par lequel l'ennemi pourrait passer si le 2ème Corps était enfoncé, c'est à dire le défilé qui aboutit aux Islettes. Le 1er Bataillon a été envoyé aux Islettes.

          Cambrai serait repris (?).

          Je reviens à Aubréville et je pars sur les Islettes avec le personnel du 1er Bataillon. Là je ne trouve personne, et je ne retrouve le Bataillon qu'à Le Neufour. Nous nous installons chez de braves gens très gentils, deux femmes et trois enfants (une petite fille de l'âge de ma petite Marcelle). Je voudrais bien que nous nous reposions là quelques jours... Mais le Capitaine Desvernois vient d'apprendre par le Général Gouraud que la 10ème Division allait remplacer la 9ème, ce qui veut dire que nous allons dès demain reprendre contact avec l'ennemi. Ce sera dans les bois, probablement, à hauteur des points entre Boureuilles et Varennes. Il y a là en ce moment pas mal de casse. De nombreux blessés passent, à pied ou dans des autos (très bien, ces grands auto-cars). Ce pauvre 1er Bataillon ! deux cents quatre-vingt hommes environ, en tout ! Pour le combat, on groupe les quatre Compagnies par deux ; 1er et 2ème commandées par un adjudant, Bordereau ; 2ème et 3ème par l'adjudant Luillier. Le premier était sergent-major, le deuxième sergent, avant la campagne. Le seul officier est le capitaine Desvernois qui est d'ailleurs maigri et fatigué notablement. Un capitaine du 31 que je voyais ce matin me disait que s'il y avait marche en avant, on avait décidé de mettre en deuxième ligne ce 5ème Corps qui a tant trinqué. Qu'y a-t-il de vrai, je n'en sais rien.

          En tous cas, le 89 a largement payé de son sang. Et dire qu'on rencontre des imbéciles comme ce Combe, qui est toujours en arrière avec des brancardiers de Corps, et qui avec des airs suffisants, parlait à un de mes médecins auxiliaires de ce "beau 89" ironiquement ! Dire que ce sont des gens comme cela qui seront écoutés, parce qu'approchant les pontifes, et qui feront les réputations des médecins régimentaires.

          Pourtant ce sont bien ceux-là les plus méritants, exposés au feu, à la mort stupide lorsqu'on ne se défend pas, vivant de la vie fatigante de la troupe, s'alimentant comme elle, éreintés par les marches et la diarrhée comme elle, et souvent mal jugés par ceux-là même pour qui ils se dévouent. Mais à quoi bon récriminer...

          Les gens chez qui nous sommes ont logé des Allemands. Il paraît qu'il y a parmi eux des jeunes de seize ans. D'autre part, beaucoup de prisonniers faits hier par le 2ème Corps sont du 2ème ban de la Landwehr. Cela indique qu'ils ont tiré parti de toutes leurs ressources.

          Les Allemands sont partis d'ici en disant qu'ils allaient à Stenay. Ils disaient à des femmes : "vous, femmes prussiennes, et vous aurez des enfants prussiens. Nous avons les gros sous de la France. Dans huit jours nous serons à Paris".

          Nous apprenons ce soir que les Allemands auraient été bousculés dans le Nord, coupés en partie de leurs ravitaillements. Toujours ??

          Je vais aller dîner avec Fabien, Cabos, Millot. Pour une fois, je parle de mangeaille. Nous allons faire un balthazar magnifique : il doit y avoir du rognon, de la potée, de la crème fraîche et des pommes. Quelle noce !

          Le 2 octobre - Resté au Neufour.

          Il paraît que l'armée d'Alsace aurait remporté un succès du côté de Metz, et que le bombardement de Metz serait commencé.

Mon intestin est bien fatigué, et cela retentit sur mon état général. Pas amusant.

          Le 3 octobre - Rien de nouveau. Nous passons la journée à flâner. Je m'ennuie passablement. Puis cela ne va pas très bien ; les jambes en coton, la diarrhée qui touche plus ou moins tout le monde.

          Le 4 octobre - Toujours au Neufour. Dimanche, et la fête du pays, que bien entendu on ne célèbre pas, et pour cause. Les femmes se sont endimanchées pour aller à la messe ; encore un brin de vie civilisée qui reparaît. Passé un moment dans l'église à rêvasser l'après-midi, seul avec une vieille bonne femme qui priait avec ferveur. Heureuse d'avoir la foi, l'espoir et la consolation en même temps...

          Il arrive, hier et aujourd'hui, des hommes de renfort et des territoriaux (138) en assez grand nombre.

          Un ordre de l'armée prescrit de fusiller immédiatement tout Allemand trouvé porteur de balles dum-dum (pointe évidée, coupée, etc...). L'usage est prouvé.

          Des Allemands sont arrivés sur des tranchées françaises (dit un autre ordre que j'ai vu ce soir) en criant : "Ne tirez pas, ouvrez les culasses, c'est la relève du régiment". Grâce à des fils de fer ils ont été reconnus à temps, et ont laissé plus de trois cents cadavres.

          Comme nouvelles générales, nous progressons légèrement, lentement, me dit un chasseur. En réalité, situation à peu près inchangée. Il tombe toujours quelques obus vers Neuvilly-Aubréville. Nous avons aujourd'hui fait un ravitaillement merveilleux : nous avons trouvé du vin, une poule, de la crème. Malgré cela, ce que nous faisons n'est guère amusant, bien monotone.

          J'ai lu ce soir un peu des confidences d'une aïeule, trouvé par Cabos. Il y a encore Alceste, Tartuffe. Il y a ici un piano ; il faudra que le trouve demain... si nous sommes encore là.

          Le 5 octobre - Je continue à absorber de l'opium, sans grand effet. Rien de saillant. Il paraît que les Allemands s'organisent très fortement en face de nous.

          L'attaque de Montfaucon serait imminente. Cela ne m'étonne pas ; mais j'espère qu'elle sera préparée soigneusement et longuement par l'artillerie ; sans quoi, quel déchet d'hommes !

          Vu le médecin du 138 territorial (troupes d'étapes). Il paraît que l'armée allemande de Metz a pris St-Mihiel et essayé de rejoindre l'armée du Kronprinz qui est devant nous. Elle a été repoussée et a échoué dans sa jonction. Il paraît que nous progressons partout, mais lentement.

          Je viens de voir un sous-lieutenant qui vient de Neuvilly. Le Commandant Échard passerait au 46ème ; il y a trois Compagnies supprimées ; nous recevons quelques renforts.

          Neuvilly est bombardé régulièrement. M. Mélot est avec le reste du personnel. Nous allons sans doute y retourner bientôt. Surtout si on sait que nous sommes bien ici, on ne nous y laissera pas moisir. Je m'ennuie ; sensation du temps qui passe si vite, et qui est bêtement perdu. Enfin, cela vaut mieux que les obus. Quelle vilaine machine que cette guerre, avec son caractère scientifique, commercial, machinal, cette diminution infinie du côté chic et glorieux. Les charges du 1er Empire, les combats de 70, tout cela n'existe plus, ou guère. Mais des artilleurs se tirant dessus, à des dix et douze kilomètres, fusillés par des mitrailleuses dès qu'ils montrent le nez.

          Le 6 octobre - Recevons à 4 heures l'ordre de partir dans une heure pour cantonner à Aubréville. Nous sommes remis à la disposition du régiment. Cela n'a rien de spécialement amusant. Mais cette tranquillité ne pouvait pas durer toujours. Nous allons arriver à la nuit bien tombée.

          Le 7 octobre - Cantonnés à Aubréville, dans une maison abandonnée. On fait du feu, déjà ! Je suis bien mal fichu ; coliques, diarrhée dysentériforme ; dès que je mange ou bois, j'ai des coliques très pénibles. Cela va encore, au chaud et sans bouger, mais s'il faut, comme c'est sûr ou à peu près, partir demain, ce sera moins drôle. Vu Violet un grand moment. Il est à la brigade et paraît assez heureux.

          Il nous a donné quelques tuyaux : les Russes ont remporté un gros succès près de la frontière de Prusse orientale.

Les Allemands ont porté beaucoup de forces du côté de notre aile gauche ; nous aussi ; deux corps hindous monteraient par-là, avec de l'artillerie portugaises.

          Le Général Gossart est pessimiste, quant à la durée de la guerre. Ce qui semble bien acquis, c'est que la guerre sera plus longue qu'on ne le voyait au début.

          A Neuvilly, les obus tombent et font des blessés. Galuchon et Fabien seraient nommés aide-majors et nommés au 46ème ; M. Mélot aurait demandé de les garder.

          Reçu un mot de Barré ; une lettre de Maman, toujours rien de Papa ; c'est extraordinaire. Une lettre plus ennuyeuse du père de la fiancée de Chaumereuil qui me demande des détails sur celui-ci, je ne sais guère que répondre.

          Barré est nommé capitaine.

          Le Commandant Échard revenu, pour passer au commandement du 46ème. Il paraît qu'on a demandé l'état des médecins avec les prénoms. Peut-être va-t-on faire des mutations, et mon troisième galon me vaudra peut-être de filer, dans quelque régiment de réserve, comme chef de service ! Cela ne me dirait rien de quitter M. Mélot, et aussi les reste du personnel. Mais le 89, maintenant, cela me serait peu pénible, je crois.

          A 6 heures environ, quelques obus près du village ; puis un dans la maison, située à quinze mètres de la notre ; par miracle un seul blessé. J'emmène mon monde à cinq cents mètres derrière un talus, puis nous revenons coucher au même endroit.

          Le 8 octobre - Nous rejoignons à Neuvilly le régiment. Grand plaisir à retrouver M. Mélot. Mais nous sommes ici dans une sale situation. Il tombe constamment des obus sur le village. La maison où nous avions logé il y a dix jours est pulvérisée. Il faut ici envisager le cas où nous y resterons, ou tout au moins où nous serons blessés. J'aimerais mieux être tué net qu'amputé d'un membre ou défiguré ? Et ma petite Marcelle... C'est idiot que nous soyons ici. C'est l'ordre absolu de Levannier, gonflé d'orgueil et qui ne peut souffrir qu'on soit mieux que lui.

          Vu le Commandant Échard qui a été content de me revoir ; cela m'a fait grand plaisir. S'il n'avait été blessé c'est lui qui aurait gardé le 89. et il va au 46. Quelle malchance est la nôtre, et comme j'aurais été heureux de l'avoir pour chef de corps. Tout le monde ici d'ailleurs, pense comme moi.

          Nous sommes bien tranquilles, au coin du feu, dans une petite salle où on mange, on dort sur du foin. Nous attendons... peut-être le gros obus qui nous enverra ad patres. C'est gai !

          On vient de faire la relève des avant-postes, le 89 relevant le 46. et le Lieutenant-Colonel fait faire cela en plein jour, alors que les ordres disent de le faire à la nuit. Il y a des tas d'aéros allemands, et on a canonné le régiment qui, par miracle, n'a pas été atteint. Courage ? Non ; imbécillité, manque de prévoyance et de capacité militaire.

          Reçu un mot de Tubert, qui est au grand Q.G, le veinard ! Barré aussi m'a écrit ; il est capitaine, son père est maréchal des logis au 30ème d'artillerie.

          Je ferme ce carnet, résigné à claquer bêtement peut-être cette nuit d'un éclat d'obus. Résigné... Non.

          Le petit Poey est cité à l'ordre. Il a bien travaillé, c'est entendu, et le mérite, mais il y en a bien d'autres ; affaire de propositions. D'ailleurs, moi, tout ce que je demande, c'est de rentrer intact. C'est déjà beaucoup.

          Le 9 octobre - Cette nuit, violente canonnade. Rien sur nous. C'est épatant.

          Vu M. Gerbaux. Un sous-lieutenant de réserve, revenu de Sens, apporte un journal du 7 octobre. Les Russes mettent en ligne huit millions d'hommes. Les Allemands ont essayé de déborder notre aile gauche, sans succès.

          On a téléphoné cette nuit (me dit M. Mélot) que l'ennemi est repoussé au-delà de Lille.

          Le Commandant Échard quitte ce matin le régiment, avec le 46ème pour aller à Courcelles, en réserve. Il quitte sans regrets le régiment, et je le comprends, avec le commandement actuel. De Lavergne lui-même en a plein le dos.

          Le 10 octobre - Pas de canon cette nuit. Le calme renaît. Peut-être le brouillard ? Vu des boucliers pour les fantassins, quelques uns seulement. Violet est venu avec le Général Gossart. Celui-ci toujours pessimiste quant à la durée des opérations.

          Levannier a envoyé une lettre aimable à M. Mélot en réponse à un mot un peu à cheval qu'il avait écrit hier.

          1er Bataillon reparti à Aubréville. Je devrais y être avec le personnel, mais je n'ose pas le demander, j'aurais l'air de vouloir m'abriter.

          Beléard et Gilles rentrés. Nous sommes dix médecins ! C'est notablement exagéré... et un peu ridicule, étant donné le travail fourni. Il va probablement y avoir bientôt des départs ; peut-être le mien.

          Hier, deux hommes touchés par des obus, près du village, en allant aux cabinets (si l'on peu dire) : un tué, un blessé. C'est caractéristique de cette guerre.

          Le 11 octobre - Peu de coups de canon. Hier une batterie est venue, vers 21 heures envoyer une centaine d'obus sur Boureuilles. Nous nous attendons à une réponse : rien sur le village. Cela me semble extraordinaire.

          Tous ces jours-ci (depuis le 8) le régiment est dans des tranchées, dans les bois, à la cote Florimont. Il ne reçoit absolument rien. A tel point que Massé et Gardès ont demandé à y rester deux jours au lieu d'un. Il fallait qu'ils s'y sentissent plus en sécurité.

          Fabien et Galuchon sont nommés aide-majors, le premier passe au 46. Je le regrette vivement. Lui aussi. Nous restons quand même neuf médecins au 89, soit deux de trop : un aide-major et moi.

          Le 12 octobre - En arrivant à Neuvilly, j'apprends que je suis affecté comme chef de service au 4ème d'Infanterie. Cela m'ennuie beaucoup. Quitter le régiment commandé comme il l'est, ne me fait pas grand chose. Mais quitter M. Mélot m'est très pénible. Il est si bon, si camarade, ne me commandant jamais, nous nous connaissons depuis longtemps, nous pouvons ensemble parler des nôtres ; bref, cela m'attriste beaucoup. Le 4ème, c'est l'inconnu !

          Dîné ce soir avec le Commandant Échard, Commandant Darc, Gerbault, à Courcelles.

          Couché à Aubréville.

          Le 13 octobre - Déjeuné avec le Commandant Levannier qui m'a dit au revoir aimablement.

          Quitté tout le monde dans l'après-midi. J'ai embrassé M. Mélot et de bon cœur, et suis parti bien ennuyé...

          Arrivé à la Maison Forestière (Four aux Moines) dans l'après-midi, tard, vers 4 heures.

          Le Colonel du 4ème, Defontaine, est un ami de lycée de Papa.

          Les médecins qui sont là sont bien. Le seul aide-major, un réserviste, Nory, fait un peu l'important, et était assez content, je crois, d'être "chef de service"! Néanmoins, je ne me laisserai pas mettre le grappin dessus et je compte le remettre gentiment dans le creux.

          Le 14 octobre - Vu le Colonel Defontaine. M'a reçu aimablement. Il connaît bien Papa. Il connaît M. Loup et est au courant de mes tristesses.

          Le service médical, avant moi, ou plutôt avant l'intérim fait par le réserviste, était extrêmement défectueux, paraît-il, avec Pierron, un de mes grands anciens, qui avait une frousse intense, a été mis aux arrêts, puis s'est évacué dans des conditions irrégulières. Il eût été préférable pour moi de lui succéder directement. Tant pis. Du reste, pour ce que j'ai à gagner. Il désire, et c'est juste, une liaison constante avec lui. J'ai pris un deuxième cheval, celui de Pierron.

          Vu le médecin-major Dormier du 82, peu sympathique, genre brute militaire, plaisanteries au gros sel.

          En somme, je ne suis pas trop mal tombé, mais ce sera tout de même long pour me lier avec tous ces gens-là. Hélas, j'en aurai le temps, car la guerre paraît de plus en plus devoir durer longtemps, après la fin de l'année, sûrement ! Quel temps perdu...

          Il y a au Bulletin de l'Armée des tas de citations ; le 5ème Corps n'en a guère. Du reste c'est un peu une affaire de propositions, tout cela.

          Nous avons couché dans la case de la Maison Forestière ; cette maison est perdue en pleine Argonne, dans un délicieux décor aux tons variant du vert des pins au rouge de certaines feuilles mortes, et c'est bien dommage de ne pouvoir se promener dans la forêt avec l'esprit plus libre de préoccupations.

          3 heures. Il fait gris, il pleuvine. Pas gai. Je me sens bien isolé parmi ces inconnus, et suis content d'être seul, dans une pièce, et de ne plus entendre leur conversation, du reste un peu trop nourrie.

          Je viens d'écrire à nos Parents, à Grand-mère Delacaves, à Grand-mère Poret, et à mon beau-père : Oh, un mot à ceux-là. Mais enfin cela est mieux.

          Calme presque complet. De temps en temps, une détonation, on ne sait pas bien où, à cause de l'écho dans ces collines boisées. On ne tire pas sur ce point, qui est pourtant un carrefour aisé à repérer à la carte. Cette nuit ou demain nous allons nous déplacer, un peu en arrière, je crois. Tous mes nouveaux commensaux ont la manie de raconter leurs campagnes. Je crois qu'ils exagèrent un peu ; on verra à l'œuvre. Il paraît que mon prédécesseur filait à des distances invraisemblables. Je n'ai pas non plus l'intention de coller tout mon monde sur la ligne de feu.

          Ici, les brancardiers sont tous en avant. C'est bien, à part quelques uns que je reprendrai. Si le 89 voyait cela, il ouvrirait de sacrés yeux !

          Ma nouvelle situation comporte tout de même quelques agréments : d'abord celui de ne dépendre que du Colonel. On a des attentions pour moi ; cela me semble bizarre !

          Puis j'ai deux chevaux ; j'ai pris celui de Pierron, un petit, genre tarbais, pas méchant, et l'air bonasse. Je lui ai laissé la selle de son maître : elle sera aussi bien là que sur une voiture.

          Discuté sur la durée de la guerre. Tout le monde sait que ce sera très long : janvier, le printemps, plus encore ? Qui sait. Enfin, les Russes semblent s'y mettre sérieusement. On a dû enlever du monde de notre front. Ma Mère m'écrit, pour la deuxième fois, que bien des blessés se plaignent de n'avoir pas été relevés assez tôt. C'est drôle comme les gens se représentent peu les difficultés de notre service ! Mais à quoi bon discuter là-dessus. Quand je serai disposé, il faudra que je fasse un petit topo là-dessus ?

          Le 15 octobre - Rien de nouveau. Journée ennuyeuse. Sensation d'être isolé, dépaysé.

          Le service a besoin d'être remis en main, et commandé. Je serai obligé d'être un peu ferme et de donner des ordres.

          Soirée merveilleuse. Nory parti faire le cantonnement pour demain, Lochères. Nous avons tous causé avec plus d'intimité.

          Commencé de lire La Débâcle. Reconnu certains tableaux de déroute, en moins marqué, il est vrai, des premiers jours de la campagne. Cela ira, je crois, au 4ème, si le Colonel se départit un peu de l'habitude de me donner des ordres de détail trop précis.

          Le 16 octobre - Lochères Partis ce matin pour Lochères, un petit hameau perdu sur le flanc est de l'Argonne, en pleine forêt. Le régiment est à Rochamp, à Baucourt et Maison Forestière. J'ai été de bonne heure voir le Colonel à la cote 285, avant qu'il ne la quitte. Puis j'ai gagné Lochères faisant ainsi une dizaine de kilomètres dans les bois, par une matinée brumeuse et humide. Mais, tout de même, qu'elle est belle cette forêt, et combien de coins évocateurs j'ai rencontré !

          Devant la maison où j'ai couché, c'est tout d'abord un petit cimetière bien aligné, avec des tombes décorées par un éclopé du 82, qui passe son temps à cela. Des croix en bois, inégales, repèrent chaque sépulture, et ce cimetière improvisé est autrement poignant que les belles tombes du Père Lachaise.

          Plus loin, c'est tout un espace déboisé ; les arbres coupés à un mètre à peine de terre, et là-dedans des réseaux inextricables de fils de fer barbelés, où il est impossible de passer. Puis, tout le long de la route, des tranchées avec des parapets, recouverts de feuillages, dans les fossés ; c'est à peine si on les voit. Dans le bois lui-même, des cabanes de feuillage où les privilégiés qui n'occupent pas les tranchées des avant-postes couchent.

          Un peu avant d'arriver à la cote 285, sur le côté d'un petit chemin qui serpente, une tombe isolée : repérée seulement par une légère élévation de terre remuée, et une petite croix que surmonte le béret gris lissé de rouge : pauvre troupier allemand que les siens pleurent là-bas, et qui se battait, pour quoi ? Le savait-il seulement.

          Les troupes traversent les routes, fantassins qui quittent les avant-postes ou y vont, artilleurs qui reviennent se mettre en batterie.

          Et partout ces beaux arbres géants qui vous entourent partout et vous donnent une impression de grandeur, de majesté, qui vous protège un peu.

          Et quelle palette riche de couleurs variées, changeantes, allant du vert cru et sombre des pins, jusqu'au rouge presque brique de certains feuillages, avec des fougères jaunies ou vert pâle, des bruyères sombres avec leurs si jolies fleurs roses ; tout cela se mariant, ou bien au contraire les tons tranchant les uns sur les autres et se faisant valoir par contraste.

          Le 17 octobre - Eté ce matin aux Islettes par des sentiers à travers la forêt. Vu ici Aubineau, maréchal des logis au 30ème. Eu la visite de Violet l'après-midi, parlé de Gossart, Levannier, etc... Violet a décidément le goût du métier militaire. Journée assez occupée aujourd'hui.

          Le 18 octobre - Toujours à Lochères. Passé la visite avec Bruand à la Croix de Pierre, Maison Forestière, ferme et château d'Abocourt. Vu le Colonel cinq minutes ; m'a reçu assez rapidement, assez aimablement, mais sans plus ; promenade qui eut été agréable si les chemins n'étaient ignobles de boue. Le Bataillon de Rochamp est en 2ème ligne.

          En revenant, à la Maison Forestière, arrivent quelques obus de gros calibre. L'un à cent cinquante mètres de nous, et à un endroit où nous venions de passer. La veine ! Vu Daumier, du 82, ne m'attire guère, avec son allure spéciale et ses bateaux toujours les mêmes.

          Écrit ce matin à Barré, à Mme Hélany, à O. Émile, dont j'ai un mot ce matin. Lettre aux Parents. Départ d'Aviat et d'Aubin. Nous restons à deux aide-majors et deux médecins auxiliaires.

          Le soir, le jeune Aubineau dîne avec nous. Je commence à m'habituer à ma nouvelle société ; mais ce n'est pas encore cela.

          Le 19 octobre - Resté ce matin. Enlevé une balle à un homme dans la région de l'omoplate, sous l'aponévrose. Lu les journaux. Nous progressons peu, mais sensiblement tout de même, partout ailleurs qu'ici. Cela s'éternise bien devant nous. Il y aurait en face de nous beaucoup d'artillerie (seize ou dix-sept batteries, dont six de lourdes).

          Tous ces jours-ci, en tous cas, ils tirent peu. Nous tirons plus qu'eux. Il y a des batteries un peu partout. Trouvé hier une Littérature Française de Lanson ; je compte m'occuper avec cela et le manuel de conversation allemande que Violet doit m'apporter de Verdun.

          Le 20 octobre - Lochères Rien de spécial. Reçu longue lettre des Parents, quatre pages de chacun. Ils pensent que cela va encore durer six mois. C'est gai.

          Écrit quelques lettres et cartes (O. Georges, Lubert, O. Émile, Parents). Carte à Suzanne.

          Le 21 octobre - L'après-midi, été à Courcelles, aperçu Violet quelques minutes. Vu Gardès, Cabos, Massé au 1er Bataillon du 89 à Aubréville. Je m'y sentais mieux qu'ici.

          Ce 4ème ne me dit toujours pas grand chose. Colo toujours peu connu ; je ne le vois pas qu'à moins d'affaire de service, et c'est rare.

          M. Daumier me raconte une histoire fantastique : un officier allemand serait venu dire au C.A. que nous étions cernés ; puis on l'aurait cuisiné et on aurait eu des renseignements intéressants ??

          Il paraît que les fameux canons de marine sont au nombre de douze à Verdun, avec des obus de plus d'un mètre de haut et contenant dix kilos de mélinite.

          Autre tuyau, idiot celui-là : le 5ème Corps devrait bientôt partir du côté du camp retranché de Paris, remplacer le 4ème Corps. Je n'en crois rien.

          Ce qu'il y a de sûr c'est que dans un jour ou deux, nous allons retourner à la Maison Forestière, le régiment reprenant les avant-postes. C'est un peu embêtant, car ce point est repéré depuis quelques temps, et les obus y tombent. Sans cela on y serait très bien. Puis il n'y aura pas des tas de place pour y installer une infirmerie. J'ai quinze types en traitement ici, en moyenne. J'évacue chaque jour de huit à dix malades. Il y a surtout : des diarrhées, quelques rhumatismes, des courbatures, et maintenant des affections des voies respiratoires.

          Cela m'occupe un peu. Et bien qu'au fond je me rase considérablement, la journée finit tout de même par être tuée.

          Le 22 octobre - Rien de nouveau. Dîné avec Aubineau. Bonnes nouvelles du Nord et des Russes.

          Le 23 octobre - Lochères Envoyé ce matin à la Division de l'eau à analyser ; des hommes du 3ème Bataillon auraient vu une femme y verser un seau, puis ne plus se servir du puits ?

          Reçu hier deux lettres éplorées d'A. Répondu froidement. Je n'aime pas à faire de la peine gratuitement aux gens, mais je ne veux pas entretenir des illusions dangereuses. Ai dit que je ne reviendrais sûrement pas à Paris, sauf en passant.

          Nouvelles heureuses confirmées : progression de quarante-cinq kilomètres dans le Nord ; victoire importante des Russes en Prusse Orientale. Peut-être cela va-t-il hâter la cessation des hostilités ?

          Couturier dit que nous allons peut-être permuter avec la 10ème Division pour les positions.

          Daumier répand le bruit qu'on pourrait peut-être bien porter le 5ème Corps sur un autre théâtre d'opérations.

          En attendant, nous allons tout simplement quitter Lochères demain ou après-demain pour la Maison Forestière, celle-ci est visée plus particulièrement par l'artillerie ces jours-ci. Nous y avons eu aujourd'hui quatre blessés. Une trentaine d'obus y sont tombés, à l'endroit où étaient nos voitures et nos chevaux. Il n'est pas douteux qu'en y allant, il y a bien des chances de voir arriver quelque accident fâcheux. Ce serait bien bête. Les médecins du 82 parlent d'aller au Claon. On y reçoit aussi (à preuve le médecin auxiliaire amputé, les treize brancardiers blessés du 31, la casse dans une ambulance) et puis c'est bien loin du régiment.

          Vu deux minutes le Colonel ce matin, assez aimable, en somme il nous laisse bien tranquilles jusqu'à présent. Vu le Commandant Monhoven qui m'a accueilli avec joie, comme lui rappelant le vieux 89.

          Couturier pense que les hostilités seront finies pour le 1er janvier. Il me semble aussi que ce sera moins long qu'on ne le disait et qu'au 1er janvier tout sera fini.

          Reçu une lettre de Maman hier. Je vais recevoir un petit colis, cela fait un vrai plaisir d'enfant, ces choses qui ont été touchées par les vôtres.

          A. hier me proposait des lainages, pour moi, pour Millot. C'est tout de même gentil ; mais il faut tout de même être raisonnable.

          Le 28 octobre - Rien écrit ces jours-ci, parce que rien ne s'est passé. Reçu tous les deux ou trois jours des nouvelles des Parents : hier un petit paquet encore. Plusieurs lettres d'A, qui insiste ; ces lettres sont certainement très sincères, mais je n'y puis rien : cette affaire ne me dit plus du tout ! Hier un petit paquet de lainage et chocolat d'elle aussi ; c'est gentil.

          Vu Gerbaux hier ; causé de choses et d'autres ; ils croit que cela va être très long.

          En attendant, nous sommes toujours à Lochères ; on fait aujourd'hui une attaque sur Boureuilles, le régiment a été occuper des points dans les bois (Pierre Croisée, Croix de Pierre, lisière à droite du deuxième point). Nous restons ici.

          Je me rase phénoménalement. Mal fichu depuis deux jours, j'ai des douleurs de ventre et d'estomac, qui m'empêchent de dormir quelques heures chaque nuit.

          Et c'est épatant ce que l'état physique influe vite sur le moral !

          Vu Couturier l'autre jour ; causé un peu. Tâté sur la mentalité du Colonel à notre égard. Il paraît disposé à nous laisser quelque initiative, m'a dit Couturier...

          Touché un nouvel aide-major, réserviste, du midi, genre Gadès ; j'aime fort peu ce genre là : du laïus, toujours du laïus, très souvent faux ou exagéré, cette mentalité méridionale qui est incompréhensible.

          Le paysage s'estompe de plus en plus autour de nous, toutes les feuilles qui restent sont jaunes, il y a de plus en plus de brume, et tous ces bois, toutes ces hauteurs sombres avec leur taches de feuillage, noyées dans la brume qui enveloppe tout auraient bien un certain charme, fait de mélancolie et de regret, si tout cela n'évoquait forcément l'hiver proche, les pluies, la neige, les bivouacs pénibles et les maladies qui diminueront vite nos effectifs.

          Ici, tous les jours, canonnade plus ou moins violente ; c'est en général à peu près tout. Dans le Nord, les choses sont bien stationnaires, et il n'y a pas de vrai recul de part et d'autre. Il faudrait cependant bien que les Allemands repassent la frontière, ce qui serait déjà beau.

          Les Russes avancent très lentement... C'est drôle, il me semble peu croyable qu'une guerre aussi générale puisse durer de longs mois. C'est aujourd'hui le quatre vingt-huitième jour de guerre, et il me semble qu'au 1er janvier on pourrait bien commencer à parler de préliminaires de paix. Quel soupir alors pour toute l'Europe.

          Ce que j'écris ici me ferait peut-être mépriser par les gens qui, à l'intérieur, excitent leur patriotisme platonique à l'aide d'articles de journaux. (Anatole France qui s'est engagé ! Quel bluff).

          Mais je sais que je traduis le sentiment général de tous ceux qui sont ici, à part peut-être les ambitieux. Mais ceux-ci sont peu intéressants.

          Moi je ne puis pas espérer quoi que ce soit ; j'ai donc l'esprit bien calme à ce sujet. Au 89, avec le Commandant Échard, j'aurais probablement été proposé pour quelque chose, puisqu'il me l'avais dit. D'ailleurs, peu importe. Rentrer, avoir tous mes membres intacts, une bonne garnison où je puisse me reposer, me distraire et avoir une vie pas trop bête, que désirer de plus ? Ce qu'il y a d'embêtant, c'est qu'on va me pousser au mariage. Je veux bien, mais à condition d'abord d'attendre un peu et de ne pas m'emmurer tout de suite, et ensuite que ce ne soit pas une gêne pour moi au point de vue matériel. La vache enragée ne me dit absolument rien. Il faut bien devenir un peu pratique, que diable ! Et que les leçons subies durement vous profitent.

          Il y a ma petite Marcelle, c'est vrai, que j'aimerais bien avoir avec moi. Mais il faut attendre encore, elle est bien avec mes Parents, elle n'en est pas encore à l'époque de vraie formation intellectuelle, et puis si je peux me faire caser à Paris, je la verrai souvent.

          Mais quelle folie de faire des projets pareils, quand tous les jours il peut vous arriver un éclat d'obus bêtement dans la figure !

          4 heures 30, soir. Ai été à cheval voir le Colonel à la Croix de Pierre. L'armée attaque aujourd'hui partout à 14 heures 30. le 4ème se trouve :

          1er Bataillon, cote 263.

          2ème, en réserve à la Croix de Pierre.

          3ème, vers la cote 285.

          Sur les indications du Colonel, j'envoie Delteil et Bruand avec un infirmier, quatre musiciens et la voiture du 1er Bataillon à la Maison Forestière installer un poste de secours.

          Le 29 octobre - J'écrivais hier ces mots au crayon sur le mamelon qui domine Lochères, et d'où je découvrais toute la plaine, avec dans le fond, les positions occupées par les Allemands. La pluie m'a fait rentrer.

          Aujourd'hui, et hier soir, il y a eu soixante-quinze blessés environ, tous ou à peu près au 1er Bataillon. Celui-ci a pris deux tranchées, que l'ennemi lui a reprises.

          Ai été hier voir le Colonel à la Croix de Pierre. Aujourd'hui, ai été l'après-midi voir mon poste de la Maison Forestière, où les obus ne tombaient pas, puis me suis arrêté vers le Colonel en revenant. Il est en somme, bien pour moi. Je crois qu'il a bonne impression en voyant que je me tiens en liaison avec lui et que le service va bien.

          Il est vrai que les circonstances sont assez favorables. Bonnes nouvelles, quoique peu importantes, de partout sur le reste du front.

          Joie en revenant : lettres de Maman, de Suzanne, puis de M. Mélot, de G.M. Delacarte et de G.M. Bret. (Cette dernière très aimable). Elle regrette que Jean ne fasse pas la guerre comme aide-major. Il ne connaît pas son bonheur, et combien il risque moins ainsi. C'est drôle comme on s'habitue à l'inaction et à la tranquillité. Dire qu'en allant à la Maison Forestière, j'avais un peu d'appréhension, parce que tous ces jours-ci on a tiré dessus ! Il y a des trous d'obus sur la route, et des hommes ont été blessés auprès, c'est vrai. Mais j'étais content, en revenant, d'être sorti et de m'être un peu décrassé de la coque de pacifisme où je m'endors ici.

          Suzanne me parle de la paix, qui pourrait arriver si l'Autriche se détachait de l'Allemagne ; on en aurait parlé à Washington. Ce n'est pas impossible, et j'y avais pensé.

          Le 30 octobre - Le 1er et le 3ème Bataillon s'engagent. Un poste de secours à la Maison Forestière, avec deux médecins, relevés tous les jours.

          Quarante cinq blessés hier soir plus quatre-vingt-deux pansés dans la journée. Rien fait de spécial. Pas de lettres. Dîné avec Aubineau, avec qui je signe une carte à Barré.

          Le 31 octobre - Vu le Colonel ce matin à 6 heures avant son départ. Me reçoit aimablement. Le 5ème Corps, qui n'a pas progressé sensiblement sans les attaques de ces jours-ci, se retranche sur ses positions. Le bulletin officiel dit que les signes de lassitude de la guerre sont très manifestes chez les prisonniers allemands. Il est vrai que cela pourrait peut-être se constater chez des prisonniers français. Envoyé encore aujourd'hui deux médecins à la Maison Forestière, bien qu'il n'y ait probablement pas grand chose aujourd'hui.

          Commandant Monthoven blessé légèrement à la tête. Déjeuné avec lui. Il a payé largement de sa personne et a eu de la chance. Les Allemands lui ont encore fait leur coup classique : Grâce, nous nous rendons, et quand il s'est avancé, ont tiré dessus.

          Il croit que la guerre durera encore de longs mois, mais je ne crois pas que cette appréciation ait beaucoup de valeur.

          Les nouvelles des journaux sont assez bonnes. Nous serions partout, progressons à l'aile droite, légèrement à l'aile gauche, et les Allemands ont de grosses pertes. Nous recevons trois cents hommes de renfort.

          Je reçois ce matin de la Direction une note m'indiquant que l'endroit de la piqûre pour la vaccination antityphoïdique doit être dans le flanc, au lieu de l'épaule. Est-ce que ces gens là se figurent que nous pouvons vacciner des troupes aux avant-postes, dans les tranchées ! C'est fantastique !

          J'ai presque un peu honte de moi, je n'ai pas assez d'âge, sans doute, pour me mettre dans la peau d'un monsieur qui commande ; il est tout naturel et réglementaire que comme chef de service, faisant un poste de secours partiel, j'y aie envoyé mes médecins en sous ordre ; et que je sois resté avec les autres à Lochères, en faisant relever chacun à tour de rôle ; mais je n'ai tout de même pas pansé de blessés. Il est vrai que les malades de l'infirmerie, l'organisation du service, les papiers, me donnent en somme assez d'occupation. Et puis, après tout, que je fasse peu ou beaucoup, peu importe, du moment que je fais correctement mon service.