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-Somme-

(Partie 1)

 

17 juin 1916

Notes de guerre

 

Le 1er juillet 1916

          Bertaucourt. La canonnade a été furieuse toute la nuit, puis ce matin jusque vers huit heures où elle s'est tue…

          Est-ce l'offensive préparée, annoncée qui se déclenche ?

          J'en doute encore : oui je sais qu'on a beaucoup fait.

          J'ai vu les voies stratégiques sillonner la plaine, courir le long du front, les abris à mitrailleuses, à batteries, les travaux de canalisations des voies téléphoniques, les dépôts de munitions partout, les cités-hôpital surgies de terre auprès des voies ferrées, à Moreuil à Guillaucourt, à Montdidier, de quoi recevoir cent mille blessés presque ; les avions emplissant le ciel picard de leurs ailes et les saucisses limitant, nombreuses, la zone d'attaque ; j'ai vu enfin les bataillons de Sénégalais, les Coloniaux, le 20ème Corps, tout le grand tralala des premières, j'ai entendu depuis des semaines des milliers de lourds camions crachant la poussière et l'essence et le vacarme, emporter une quantité effarante de matériel. Et pourtant je ne sens pas encore l'odeur de la Grande pesée en sueur. Dans ce coin de Berteaucourt il fait si beau et si calme aujourd'hui. Je suis sur la colline au nord, on distingue les routes qui viennent de toutes les directions à ce carrefour comme au rendez-vous. Le vrai confluent des vallées verdoyantes de la Luce et de l'Avre se trouve ici et non pas à Hailles. Des hauteurs cultivées on voit si bien le dessin boisé des vallées, c'est le charme du paysage picard. Tant de verdure, de culture, de vie tranquille fait oublier que là haut à quinze kilomètres, les fantassins français, fous, aveugles, éperdus, montent peut-être à l'assaut des tranchées boches.

          20 heures. Le corps d'armée a attaqué, il a fait neuf cent prisonniers. Les Anglais ont avancé aussi sur toute la ligne. Les Russes ont pris Kolomea. Il vient au cœur comme des accents du Chant du Départ…

          Il a passé ici des voitures d'ambulance de la 91ème D.I.. La lutte a été chaude mais l'artillerie avait fait un travail magnifique, paraît-il, disent les blessés.

          On refuse mon enveloppe "Inter arma caritas". Mme Charrière m'a demandé de l'argent avec d'infinies précautions. Si on peut…

          Le 2 juillet - Messe à Thennes - Bertaucourt. Les souvenirs montent. J'ai à nouveau la sensation spéciale d'un suave amour entrevu, espéré, rêvé, presque réalisé, puis évanoui à jamais. A l'heure décisive où il aurait fallu choisir, un nuage est venu, comme amené là par le destin, pour voiler le bonheur tout prêt. J'ai eu comme une amnésie du cœur pendant ces mois là. Aujourd'hui je sens un réveil douloureux et tardif.

          Elle était une âme supérieure. J'ai peur que nous soyons tous deux malheureux l'un par l'autre, séparés que nous avons été par une fatalité qui nous dépassait… Mais au moins, toi qui en es la cause inconsciente et involontaire, aide-moi.

          A la fin de l'office, un brigadier du train vient réciter une émouvante prière, mais il a l'indiscrétion de troubler la ferveur débordante par une paraphrase sans tact des phrases, il insiste maladroitement sur les peines morales que la prière mettait en éveil juste pour les guérir ou les apaiser.

          Un vieux bedeau en costume magnifique. Des vitraux tous modernes de très bon goût et de belle exécution. M. Baillot m'envoie un mot de réponse émue : "A cette minute décisive où toutes les consciences font leur dernier préparatif".

          Oui, je suis prêt, corps et âme. Et pourtant la mesure qui doit m'écarter du beau sacrifice est peut-être prête.

          14 heures. C'était vrai, la G.O.G. est bien commencée. Russes, Anglais, Français, Italiens, sont à la même heure acharnés sur l'adversaire. Les Russes ont pris hier Kolomea, nœud ferré. Les Français ont repris Thiaumont pour la troisième fois en vingt-quatre heures sous Verdun ! Ici, sur la Somme, Français et Anglais sont partis avec un bel ensemble. Les Français ont 3500 prisonniers, les Anglais, 25000, dit-on. Sur vingt-cinq kilomètres de front, tous les villages sont repris.

          Les Italiens reprennent leurs cimes.

          Sursum corda. Peut-être le fauve va-t-il être aux abois sous peu.

          Ils font du chantage en Suisse et en Suède qui ne leur réussit pas beaucoup mais qui révèle une sérieuse détresse.

          Donnant donnant, crient-ils aux neutres. Et ils veulent du coton, de la viande, à tout prix… Bon signe.

          Lecture. La Dépopulation des campagnes. "Il n'y a pas de code de législation ou de morale, excepté la religion, qui cautionne autant de moralisation qu'un champ qu'on possède ou qu'on cultive". Lamartine.

          Le 3 juillet - Exercice à mi-chemin de Hourges. Concours de tir au revolver avec Ravenet. Je place mes balles à un centimètre du gros sou qui nous sert de cible après avoir de ma première balle démoli le sou… Ça c'est de la préparation physique.

          En route, j'ai eu la minute de recueillement que le prédicateur demandait hier. La canonnade fait rage. J'ai songé aux morts et au martyre qu'endurent ceux qui sont sous les rafales d'acier. Je voudrais que le destin m'y appelle avant que je sois écarté. Etre un homme moralement supérieur au moins une fois, se baigner un peu dans la grande fumée de sacrifice qui doit exalter ceux qui sont là-bas…

          Mes lèvres invinciblement murmurent :

          Soyez béni Mon Dieu qui donnez la souffrance

          Comme un divin remède à nos impuretés

          Et comme la meilleure et la plus pure essence

          Qui prépare les forts aux saintes voluptés.

          Une heure de lecture du livre de Deghilage sur la Dépopulation des campagnes. Les premiers chapitres sont superficiels et un peu pompiers, genre "fouette-cul" dirait Ravenet, mais le chapitre sur l'enseignement agricole est remarquable. Vues très justes sur le programme à réaliser. "Donner au petit paysan le pourquoi de ses travaux".

          Des exemples intéressants, vivants, féconds, sur quelques sujets d'enseignement agricole à l'école rurale. Le rôle des expériences, le jardin de l'école, l'herbier de chaque élève, etc. Chapitre à revoir si je reprends une école rurale.

          Quelques idées et observations qui me viennent au cours de cette lecture et de ma conversation avec l'instituteur du lieu qui me parle de la "déliquescence de la race française" et ignore la thèse de Demangeon sur la Picardie. Il est incapable - et beaucoup d'autres - de donner un enseignement géographique et agricole utile. Il ne peut que rabâcher quelques connaissances livresques sur la Chine cap. Pékin, et le Chili cap. Valparaiso, ainsi que je l'apprenais alors qu'il n'y a qu'à ouvrir les yeux autour de soi.

          Je voudrais que nos inspecteurs aient un peu moins de basse complaisance pour nos trop longues vacances et trop nombreux jours de congé, que les vacances soient en partie consacrées à une préparation obligatoire des programmes de l'année, préparation générale faite en réunions corporatives cantonales, et particulière faite par un travail personnel prêt à la rentrée.

          Je voudrais qu'au cours de ces réunions - une sorte de retraite pédagogique annuelle, et de plus fréquentes rencontres les jeudis ou les dimanches - l'inspecteur, le professeur d'agriculture, le professeur ou l'homme qualifié pour traiter l'histoire locale, l'industrie locale, l'agriculture régionale, l'instituteur spécialisé etc, documentent les instituteurs sur les statistiques, ouvrages, études, publications qui leur fourniraient les matériaux et idées générales pour mettre l'enseignement primaire au point, pour faire l'école vivante et l'école de la région.

          Et les chefs s'assureraient que ces études ne sont pas mises au grenier…

          Aussi chaque école aurait-elle sa carte agronomique de la région et de la localité, une carte des terrains, une des cultures mise à jour chaque année…

          Il n'y aurait pas d'instituteur qui ne connaisse pas la carte géologique de la commune et qui n'en ait une copie dans son bureau, si celle-ci est trop savante pour les petits elle pourrait être montrée au cours moyen ou supérieur, et on étudierait les formes du terrain, les cultures, etc, etc, en relation de cette carte.

          Ces cartes seraient aussi curieuses que les vues de plantations de canne à sucre d'où émergent quelques têtes de nègres surveillés par un blanc, le fouet à la main, un molosse aux côtés.

          Chaque école rurale aurait son jardin scolaire, sorte de laboratoire passionnant - obligatoire - sa revue d'agriculture - abonnement obligatoire - sa ruche, ses herbiers, ses collections.

          Avec quelques pièces de vingt francs seulement on aurait de quoi révolutionner l'enseignement.

          Et surtout l'école en plein air. Imposer aux maîtres la hardiesse de sortir, de paraître perdre une après-midi consacrée à une leçon fructueuse au lieu de se calfeutrer et de découper en quelques tranches maigres consacrées à cinq ou six exercices, prévus deux ou trois ans d'avance d'après les tours de la roue dentée d'un emploi du temps mécanique et ennuyeux.

          Et puis encore qu'on tienne moins hypocritement cas de la prétendue liberté des maîtres dans le choix des livres… quelle hérésie et que d'inconvénients dont les moindres sont les changements de livre avec chaque maître, et les aberrations des goûts de maîtres peu intelligents ou ignorants…

          Je voudrais que les mêmes manuels soient en usage dans toutes les écoles rurales d'une même région agricole, les mêmes dans une même contrée industrielle ou dans les villages, les villes d'un même département, si ce département n'a pas de différences sensibles dans ses diverses régions.

          Ces ouvrages seraient choisis pendant la "retraite" des vacances, après des études critiques très sérieuses des inspecteurs, des instituteurs, des délégués cantonaux ; la liste serait obligatoire avec un peu d'élasticité et révisée tous les trois ans.

          Ce serait une méthode détestée des paresseux mais ceux que l'effort de quelques jours d'étude effraient sont ceux habituellement qui vont faire chaque matin ou chaque soir des longues parties de chasse ou de cartes.

          Au feu, les bibliothèques scolaires actuelles. Dans celle de Berteaucourt je n'ai rien trouvé, mais rien ; juste cet ouvrage de l'inspecteur primaire, et la séquelle ordinaire de ces romans ineptes, sauf une demi-douzaine à peine, fournie par le Ministre de l'Instruction Publique avec le grand souci de soulager l'éditeur de ses rossignols beaucoup plus que celui d'éduquer et d'instruire la jeune France.

          Je rêve de promenades scolaires.

Le coin de trèfle fauché de un m2.

Problèmes : peser le poids de l'herbe. etc.

Faire sécher.

Peser le poids du foin.

Même expérience avec luzerne.

Avec lèches. etc.

Une lecture de G. Sand ou autre à l'ombre.

          A la recherche des insectes. La découverte. Étude puis une page de Fabre appropriée.

          Sur l'éducation des filles :

          Si on les envoie à la ville : "nous donnons une paysanne, on nous rend une demoiselle ; nous donnons une paysanne, on nous rend une coquette qui ne rêve plus que parure, maître de danse et amour bourgeois".

                    Ah ! Madame Coulon, Mme Rougier et tant d'autres.

L'auteur met en relief tous les procédés pédagogiques possibles pour retenir les paysans au village. Il a l'air de prendre ces palliatifs pour des remèdes. Je crois que les causes profondes de l'exode rural lui ont échappé, et par suite les vrais remèdes.

          Un facteur économique : la mévente des produits agricoles provenant du développement des voies de communication et moyens de transport d'où situation défavorable de l'agriculture française aggravée par l'inintelligence ou l'inaptitude des paysans qui n'ont pas su transformer assez vite et assez bien leurs cultures et leurs procédés, afin d'adapter leurs terres et leurs efforts aux conditions nouvelles du marché, aggravée encore par la politique, par les pouvoirs publics qui n'ont presque rien fait d'utile et d'intelligent pour seconder les paysans, par les machines agricoles qui ont libéré pas mal de bras que personne n'a su utiliser sur place… On gagne trop peu à ce dur labeur = départ.

          Un facteur moral.

          Les paysans ont changé d'idéal en oubliant le chemin de l'église. Cette foule obstinée sur le sol, ces travailleurs acharnés n'envient plus qu'une chose : travailler peu, "avoir bon temps". Pour eux, avoir une bonne place c'est avoir peu de travail, bien payé. Ces gens sobres par excellence ne rêvent qu'être bien nourris, manger les beafteaks des bœufs qu'ils vendent.

          Ces gens sales jalousent celui qui est bien mis, bien propre. Un homme soigné, gras, est à leurs yeux un homme assurément heureux. Leur dégoût vient de ce qu'on s'éreinte "ai rebouillie lai târre" et qu'on ne mange que des "caniches".

          Ils n'aiment plus ni dieu, ni leur terre, ni leur village. Ils sont profondément matérialistes, même ceux qui continuent à aller à la messe. Dégoût de l'effort, soif de bien-être. La diminution des familles nombreuses procède du même mal.

          Or cet idéal est absolument incompatible avec les difficultés nées de la crise économique, avec les risques et les aléas de la culture. Sornette pour eux que la nature, la liberté, l'indépendance, le grand air.

          Le communiqué aujourd'hui n'a rien de brillant. Il doit décevoir ceux qui avaient déjà débridé leurs espoirs et les avaient lancés au galop échevelé sur les belles routes de la France reconquise…

          Il ressort des nouvelles que les Français ont fait un bond de quatre à cinq kilomètres ; et que les Anglais n'ont que péniblement avancé de deux kilomètres en liaison avec nous, tandis que plus au nord les Boches ont tenu bon, les Anglais n'ont pu mordre ?…. ?…. ?…

          Il serait "pourtant temps" que MM. les Anglais acquièrent un peu d'estime ; pour l'instant le cours de leur infanterie dans l'esprit de nos fantassins est fort au-dessous du pair. Les nôtres prennent en pitié dédaigneuse et amère ces messieurs qui ne marchent pas sans être rasés de frais et sans chocolat…

          - Sportsmen, soldats de baudruche…

          - S'il n'y a qu'eux pour chasser les Boches ! font les nôtres… On pouvait défendre la jeune armée de volontaires avant qu'elle ait mis la main à la pâte, mais maintenant ce sera plus difficile.

          Le monde entier a les yeux sur elle. Attention. Elle n'a le droit de débuter que par un coup de maître. Le bruit fantaisiste court que Péronne serait repris… Doucement.

          Le 4 juillet - Bertaucourt.

          Marche par Hailles, Castel. (A Castel un très original calvaire moyenâgeux). La terrasse portant le village est formée par une très épaisse couche de limon à grain serré et fin ; les habitants y ont creusé à flanc de coteau des caves originales. Sur la rive droite de l'Avre - courbe concave - le limon est tout superficiel, la craie affleure dans le talus de la route.

          Le communiqué souligne l'avance française et l'immobilité anglaise… Un fait saillant : destruction de quinze saucisses boches. Quel succès pour nous, quelle catastrophe pour eux. Et pas un avion ennemi n'a pu franchir la zone. Enfin nous retrouvons notre supériorité native et nos progrès mécaniques sont dignes de nos ressources en force inventive et en adresse.

          Bravo la France !

          A Verdun, ils ne peuvent plus mordre sans recevoir le coup droit en plein nez. Damploup pris, Damploup repris, ça ne fait qu'une seule annonce.

          A midi prise de bec entre Ravenet et Hébrard. Le vieux Méridional est chatouilleux et insolent. Souvent il déraille presque. Dès qu'il y a quelque tirage, il ne songe à aucun moyen de diplomatie : une seule ressource, la force. Avec un soldat : la boîte, le conseil de guerre ; avec un civil : "quatre hommes et un caporal, baïonnette" au canon aussi bien pour la réquisition d'un œuf que d'un bœuf.

          Promenade après l'orage. Rencontré un Arabe en extase au son d'une flûte rudimentaire faite d'un morceau de canne à pêche qu'il a percé de six trous.

          Ce bâton, ces sons vaguement mélodieux, c'est son sifflet de Franklin, mon sifflet d'écorce de saule et je me remémore ce beau dimanche de printemps où papa m'avait emmené avec Louis près de "la carrière de chez Roussy" et qu'il avait fabriqué à nos yeux ébahis un sifflet et un "ronté".

"Save, save mon fiotot

Su lou dos de DJean Djècquot

DJean Djècquot ai fa in û

Aussi gros qu'lai téte d'in bû

DJean Djècquot ai bin pieura

Sai fan ne ai bin risû

Turlu tu tu, chäpé pointü…"

          Et je croyais réellement que c'était par le charme de la rengaine que l'écorce se détachait du bois…

          Heureux temps ! heureux âge. Et mon arabe avec un geste électrisé me faisait signe de danser à la cadence de sa mélodie primitive… Peut-être lui aussi revoit-il un coin familier de l'Atlas, comme moi je m'en vais dans mon Jura…

          Petite, mais que fais-tu donc ? Mais tu ne comprends donc pas ma détresse morale ! Pourquoi refuses-tu par ces silences, le don absolu que je voudrais te faire… que j'ai besoin de faire de mon âme. Tu as déjà mon corps, mon cœur et tu dédaignes le plus précieux. Tu le laisses se perdre ou s'en aller. Pourquoi ! Pourquoi ? J'avais cru que tu pourrais devenir…

          Le 5 juillet - Berteaucourt.

          Toute la nuit et toute la matinée le bruit du canon roule sans fin comme un torrent en furie. On vit dans une atmosphère sonore.

          Est-ce habitude ou espoir ou confiance ? Cela n'effraie plus, cela ne donne plus la fièvre. On devient à la fin comme l'ouvrier qui commande le marteau-pilon d'une usine ou quelque habitant des rives du Niagara. Le halètement de l'horizon était moins formidable pendant la bataille de la Marne ou celle de l'Aisne. Et pourtant il nous produisait une secousse physique et morale d'une autre intensité ! Je crois sentir encore la trépidation de mon cœur le soir du troisième jour de la bataille de l'Ourcq, quand nous étions couchés dans la ferme de Rouvres et que le froussard lieutenant Allix, vibrant d'inquiétude, lui, disait : "mais foutre de foutre, je crois bien que ça se rapproche." Et "avé l'assent", il murmurait : "je ne comprends pas pourquoi on nous amène si près !"

          L'espoir et l'incertitude et la nouveauté rendaient sans doute notre réaction plus vive.

          Je me souviens encore du bond que je fis hors de mon lit à Montigny-l'Engrain, le 20 au 22 septembre quand la poussée allemande sur Autrèches fit hurler nos batteries voisines… Le bruit courait de l'arrivée, la veille de Rimailhos, imaginaires, hélas ! Et bouillants d'espoir nous disions "qu'est-ce qu'on leur passe !". La conviction qu'une décision de la bataille de l'Aisne allait être obtenue enfin nous entrait dans les oreilles avec cette musique nouvelle. Hélas, c'était nos derniers obus qui partaient en vain. Le tir allait cesser faute de munitions, et le soir au lieu de coucher sur le plateau de Nouvron, nous allions nous installer pour quatre mois à Vivières. Et quelque jours plus tard, Sara me confiait l'angoisse de l'E.M. du 7ème CA : nos pièces n'avaient plus que deux cents coups chacune à leur disposition. Que serait-il arrivé si les Boches avaient osé une nouvelle ruée ?

          Les populations en ce temps là épiaient chaque soir la violence des détonations pour se préparer à rester ou à repartir. Chaque mouvement de troupes en arrière leur donnait la colique. Et nous, chez la maman Pulliat n'avions pas un souci moindre, et notre confiance apparente n'était pas ancrée bien profond.

          Aujourd'hui, vingt mois de chocs sans résultat, ni pour eux, ni pour nous, ont redonné à la confiance la force de l'habitude. Ils ne passeront pas - c'est entendu, et les nerfs restent calmes, soldats et civils dorment dans le fracas sans même en percevoir l'accroissement. Comme nos succès ou nos espoirs ont été trop de fois déçus ou stériles, que la victoire est encore trop lointaine ou trop incertaine, nous ne prenons pas garde aux promesses que les canons monstrueux jettent dans le ciel jour et nuit maintenant… car cette fois, nous le sentons, après la lutte de titans que nous avons héroïquement et victorieusement soutenue à Verdun, le canon ne peut plus être un cri d'alarme. Désormais, cela flotte partout, sa voix, c'est la clameur de la victoire. Et c'est bizarre, le son n'est plus lugubre, on semble croire que dans ce rugissement immense, il n'y a que des départs et point d'arrivées ; que l'artillerie ennemie reste silencieuse ou que ses obus ne tuent plus les nôtres… Le sentiment de la supériorité colore d'espoir les vagues sonores de la mêlée, il fait oublier les sacrifices, il cache la mort qui fauche.

          Pas une lettre. Pas une carte. La journée me semble morne à tout instant ; je ne suis plus sûr d'être entouré. Camille ! Tu ne sais pas le mal que tu me fais à rester silencieuse si longtemps…

          Les Russes tiennent bon sur leur Centre arrêté, et voilà qu'ils foncent dans un nouveau secteur.

          L'inquiétude grandit en Allemagne. Il y a de quoi.

          La canonnade s'est tue brusquement vers quatorze heures… Depuis c'est le silence… Ici la vie pacifique, là-haut, la silencieuse besogne du couteau et des baïonnettes…

          Il est passé à Berteaucourt un convoi de prisonniers. De très jeunes gens. Quelques-uns n'ont pas de chemise. Tous l'air sale et las de tout prisonnier. Les uns mornes, d'autres souriants.

          Visite à l'instituteur. Douze ans de séjour ici. Piètre opinion de sa population, mi-rurale, mi-industrielle. Les champs fertiles occupent à peine la moitié de la population, le reste s'occupe de la bonneterie et cordonnerie à domicile dans ces maisons basses alignées le long de la seule rue interminable.

          Paresseux et gourmands. Les enfants ? Peu intelligents. Il faut que la discipline les pousse à l'étude et remplace l'énergie qui leur fait défaut. "Les Espagnols ont laissé du sang ici". La mairie (le secrétariat) fatigue plus l'instituteur que sa classe.

          Les bons maîtres des promotions quittent l'enseignement. Le personnel baisse, la valeur, la guerre aggravera la crise.

          Pensée :

          "Vanité de souhaiter une longue vie et de ne pas se soucier de bien vivre". I, I.1.

          Le 6 juillet - Berteaucourt.

          J'achevais ma toilette quand j'entends crier dans la rue : "ils vont passer tout à l'heure".

          Et par la lucarne de mon grenier j'aperçois trois femmes, enfants, soldats se diriger en hâte vers la sortie du village.

          Je me coiffe vivement, je prends l'appareil et j'arrive juste à temps pour prendre dans de mauvaises conditions trois clichés des prisonniers.

          L'un deux suit à quelques pas en arrière, visiblement fatigué. Je lui dis :

          - Also, es geht nicht mehr ? (Alors ça ne va plus très fort ?)

          - Doch, es geht ganz gut, réplique-t-il, joyeux, das ist fertig mit dem Krieg…(Si, si. Ça va vraiment bien. C'en est fini de la guerre…)

          Enfin une lettre de C. qui s'éveille après un long assoupissement. "J'étais comme si tout d'un coup un sommeil profond pesant impossible à secouer s'était abattu sur moi. Je ne pouvais ni penser, ni parler, ni rien éprouver : je me reposais, j'étais neutre". Va pour la Neutralité - bien - j'accepte, j'aime mieux ainsi que de vivre dans l'inquiétude continuelle.

          Une lettre aussi de Lotte avec nouvelles de mon Pierrot = Évocation du pays avec sa fameuse et vieille "Chaussée Brunehaut". Par une coïncidence bizarre, je trouve aujourd'hui une explication de ce nom dans une petite histoire de Picardie. Ces Chaussées Brunehaut sont le pendant des Chemins de César franc-comtois. Ce sont d'anciennes voies romaines des IIIème-IVème siècle, ici remises en bon état par la reine Brunehaut d'où leur nom actuel.

          Étymologie du Santerre : "Sanguis in terra", sang en terre, à cause des luttes sanglantes qui s'y livrèrent… Effrayante destinée de ce sol assoiffé de sang : c'est encore sur ce plateau que se livre la grande bataille de la guerre actuelle. Commencée le 1er juillet elle est à peine engagée, on n'en saurait prévoir la fin…

          J'ai remarqué plusieurs fois le grand nombre de calvaires dressés dans la plaine picarde dans un cadre de tilleuls presque à chaque croisement des vieilles routes. Je lis dans l'histoire de Thomas qu'aux VIème-VIIIème siècles déjà on les avait multipliés en leur donnant le droit d'asile comme aux chapelles, églises et monastères trop rares ou trop distants pour tous les faibles à protéger.

          22 heures.

          Siméon et Petit sont venus dîner avec nous.

          Siméon toujours "instituteur", "fouette-cul", selon l'expression profonde de Ravenet.

          Pédant, onduleux, arriviste, mielleux… avec au fond la solide vertu de l'application consciencieuse à la tâche.

          Il raconte comment il a eu l'habileté de se faire verser du 379ème Infanterie à la 7ème Division de C.O.A.. Un modèle de zèle et de manœuvre égoïste. Bordenet a pu trouver en lui un compère : "la guerre m'a rendu égoïste", se plait-il à dire pour excuser ou tenter d'excuser sa frousse intense et son application à rester "embusqué". Petit me raconte les bassesses de Siméon pour obtenir les galons d'adjudant qui revenaient de droit à Petit.

          Ces instituteurs français ! J'en connais beaucoup ! Plus je les connais et plus j'en connais, plus j'ancre mon opinion sur l'ensemble. Une corporation appliquée, zélée même, à la tâche prescrite, mais dans la mesure où leur zèle peut servir à leurs avantages personnels ; en même temps un manque absolu de fierté, je dirais même de propreté morale. Il est rare que la flatterie, l'assouplissement des reins et des consciences leur répugne. Il en est peu qui reculent devant l'emploi de la flagornerie pour s'assurer des avantages honorifiques ou matériels qu'il peuvent envier. Au fond, dans leur vie privée, d'excellents époux, de bons pères de famille.

          Petit a toujours sa fougue et sa franchise habituelles. Assez intelligent pour être roué, il a le tempérament trop violent, trop primesautier et loyal pour soutenir ses manœuvres jusqu'au bout.

          De Ravenet, il me dit qu'il est roué naturellement : il bourre le crâne sans même s'en rendre compte tant c'est spontané, ou passé dans le sang.

          Ce Ravenet quel type ! Dire que M. Pennelier le prenait pour un saint père de famille et me tenait pour un coureur de jupons !

          Il est arrivé ici d'Harbonnières, il y a cinq jours à peine, une belle petite réfugiée de seize ans. Blonde, nez au profil grec, poitrine abondante, teint frais, appétissante. Ravenet l'a déjà "repérée". Il sait où elle loge, j'ai appris accidentellement son nom et son âge en causant avec l'instituteur hier.

          J'ai fait allusion aux renseignements que j'avais trouvés ; aussi hier soir, à 21 heures, Ravenet étais dans mon grenier à me tourmenter pour savoir le nom de la fillette. Je ne voulais pas le lui dire.

          Aujourd'hui j'ai lâché le nom, comme par inadvertance… "As-tu vu Irène ? ", lui dis-je.

          - C'était bien la peine que tu en fasses un "plat" hier de ce nom pour le dire si bêtement aujourd'hui, me fit-il.

          Or, deux heures plus tard, il avait déjà trouvé le joint pour utiliser le "tuyau".

          La petite est venue en promenade - amont sur le bord de la Luce. Ravenet s'engage aussi dans le même sentier. Elle est avec une amie.

          Elles cueillent des myosotis. L'une se penche trop sur l'eau : "tu vas te noyer", dit l'une.

          - Et Ravenet survenant : "j'espère que vous n'allez pas faire cette bêtise-là sans moi…"

          Voila la conversation nouée.

          Elle : - Mais Monsieur vous êtes du 417ème. Je me demande quand est-ce que je vous ai vu ?

          - Je vous ai aperçue hier au soir et votre physionomie m'a tellement frappé que je me pose depuis vingt-quatre heures la même question sans pouvoir y répondre.

          - N'êtes-vous pas venu à Harbonnières ?

          - Harbonnières ? Harbonnières ? Ah ! oui !

          - Oui, vous savez, le café, là, à la croisée des routes…

          - C'est ça. J'y suis ! (il n'a jamais vu le village)…Le café…Vous êtes Mlle Irène ?…

          - Mais oui Monsieur ! Vous êtes venus chez nous ! Il me semblait bien que je vous avais déjà vu. Vous me connaissez !

          Et l'effronté Ravenet qui n'avait jamais vu cette pauvre fille triomphe à bon compte et soutient avec assurance qu'elle lui a servi des Banyuls au café paternel à Harbonnières et il lui fait raconter ce qu'il désire savoir, comment elle est venue ici, chez qui, pour combien de temps, etc…

          Et ils se séparent avec une promesse de rendez-vous prochain pour cette nuit ou pour demain.

          Il me rejoint pour me conter tout cela avec le reproche :

          Si tu avais donné son nom hier soir, j'aurais pu la faire "rendre" déjà cet après-midi. Je gagnais vingt-quatre heures d'avance ! (Car il l'avait déjà accostée pendant la sieste) Et c'est lui le sage, moi le Don Juan !…

          En rentrant il va écrire avec cynisme à sa femme la carte laconique et quotidienne :

          "Je vais bien et t'embrasse tendrement".

          Revue de détail :

          En tournée à la cuisine. Klöckner me dit : "vous êtes un peu embêtant quelquefois, mon adjudant, mais au fond vous êtes un bon type !"

          Dolat, la brute, l'ignorant a dans son sac un indicateur Chaix 1916 pour le retour ! Ça m'en bouche un coin.

          Bureau est un dégoûtant : sur son pantalon nous avons compté vingt-six poux ! Et de beaux ! On pourrait leur mettre des harnais tant ils sont gros ! Il ne tue pas les femelles, me dit Papay ! c'est pas malin qu'il ne puisse s'en débarrasser…

          Pensée contre ce que je viens d'écrire :

          "Quand vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur que lui ; car vous ignorez combien de temps vous persévérez dans le bien." I, I.2.

          Le 7 juillet - Petite marche. Longue causerie avec le caporal Gouven sur les conditions du commerce et de l'industrie en Tunisie. L'indéracinable plaie des usuriers à laquelle les victimes tiennent presque autant que les exploiteurs.

          Disparition du pressoir rudimentaire popularisé par la gravure représentant un chameau sommairement attelé à une poutre actionnant une roue en pierre.

          Les pressoirs à moteur sont presque partout.

          Les usines de Sousse pour le repressage des tourteaux d'olives = huiles pour savon.

          Les Arabes, race fausse et vile par rapport à nos habitudes… L'Arabe vendant la récolte de son voisin, ou bien la vendant deux fois. Tous les marchés sont des prêts sur gages… Bordenet arabophobe. L'Arabe hostile et roulant l'Européen à toutes occasions : les chèvres amenées dans le jardin de Bordenet quand il est en promenade, etc.

          Les arabophiles sont des intellectuels mal informés. Le dry-farming inconnu à Sousse. J'en explique l'économie à Gouven.

          Sur la route d'Amiens une troupe de femmes est venue guetter le passage des prisonniers boches.

          Ayrolle "chiné" par Ravenet pour avoir été surpris à raconter à une femme les marches de Crèvecoeur auxquelles il n'a point pris part…

          Montdidier. Charlemagne battit les Lombards, s'empara de leur roi, Didier, l'envoya prisonnier dans le monastère de Corbie, et des chroniqueurs prétendent qu'il fut transporté dans un des domaines de cette abbaye qui à cause de lui s'appela Montdidier et fut l'origine de la ville.

          St-Riquier dans le Panthéon fondé par Angilbert, gendre de Charlemagne, comte abbé.

          Charlemagne y aurait célébré la fête de Pâques en 800 (voir mes notes de Faculté sur St-Riquier).

          Brusque nouvelle : Hébrard vient de partir, versé au 51ème d'Artillerie, 110ème Batterie à Guillaucourt…

          Il y a quelque temps à plusieurs reprises il nous avait lancé :

          "Je ne suis pas venu au front pour garder des éclopés : je me suis engagé pour me battre et non pour être embusqué au P.D."

          Nous pensions que c'était une gasconnade de sa part et en même temps une pierre dans notre jardin.

          Disait-il cela pour se vanter, se disculper d'être venu à l'abri après un court séjour aux tranchées ? S'est-il dupé lui-même, comme Tartarin ? Il ajoutait qu'il ne voulait pas rentrer sans la croix de guerre…

          Toujours est-il que le 29 juin il adressait au Général une demande pour être versé dans l'artillerie de tranchée : l'y voilà…A sa grande joie et à notre stupéfaction. Je m'élevais toujours contre les insinuations malveillantes de Bordenet ou d'autres sur son compte ; ils soutenaient âprement que c'était par esprit de lucre, pour accroître sa solde et sa retraite qu'il s'était engagé à cinquante-deux ans dans l'infanterie et qu'au fond, il n'était pas plus brave que ça, ni plus patriote qu'un autre…

          Je soutenais avec énergie que cet homme resté fougueux comme à vingt ans avait un grand mérite, qu'il était injuste de rabaisser les mobiles de son bel et rare exemple. Ses actes prouvent que je dois avoir raison, et que ses petits défauts : pingrerie de méridional, étroitesse d'esprit et de vues du "rempilé", violence espagnole ne sont pas à rapprocher de sa vertu patriotique.

          Il est en pur métal solide d'autrefois. Il avait fait connaissance avec la vie de tranchée, passé le début de l'hiver dans la boue ; on l'envoie au P.D., poste de tout repos et de toute sécurité, cela lui pèse comme un remords, et voyant qu'on l'y oubliait, de sa propre initiative il retourne au danger, à la vie rude et glorieuse, utile à la Patrie. C'est un type. Je le dis, il vaut mieux que nous. Songeons à la pensée d'hier, et à celle qui se connaît bien se méprise.

          Le 8 juillet - Douches pour la Compagnie.

          Les automobiles du Grand Vadon (?) au T.M. 485 reviennent de la zone conquise.

          Ils rapportent des trophées. Fusils nouveau modèle, sabres, casques, etc, etc.

          L'un deux même a une mitrailleuse.

          Ci-contre les autos au cantonnement de Berteaucourt sur la grand-route de Moreuil à Amiens.

          Les journaux ont le parfum du vin chaud. Trois nouvelles riches de promesses et d'espoir : les Russes arrêtés sur le Styr depuis trois semaines par les contre-offensives austro-allemandes ont eu le dernier mot et leur victoire se développe hardiment.

          Les Anglais ont lutté durement mais valeureusement contre la garde prussienne. "Ils" ont fait donner la Garde ! …Signe des temps.

          Enfin plus grande victoire encore de nos Alliés : ils ont mis Lloyd George au ministère de la Guerre. "The right man in the right place"…

          Les Veinards, ces anglais, ils ont toujours eu et découvrent constamment dans leurs crises graves, l'homme de la situation, l'homme audacieux, l'homme de l'avenir : Pitt, Gladstone, Lloyd George… et leur mérite, celui qui révèle le grand peuple qu'ils sont, c'est de le reconnaître cet homme et de lui faire crédit, de lui accorder une confiance hardie…

          Nous sommes moins favorisés et moins sages.

          Ravenet à table raconte à Bordenet quelques souvenirs de Préfecture sur un certain Savet, instituteur de la Haute-Saône, embusqué de paix, embusqué en temps de guerre, fripouille en tout temps et en tout lieu.

          C'est un récit typique des mœurs administratives de la Haute-Saône.

          Ce Savet bâtard d'un type "à pognon", a épousé une fille de bonne famille qui le fait "cocu consciencieusement", en quoi elle a raison, dit Ravenet, car il ne se prive pas de courir de son côté. Je suis au courant, dit-il, c'est ma cousine ou plutôt celle de ma femme…

          Il a fait les cent dix-neuf coups, continue Ravenet. Je ne sais plus bien comment cela s'est emmanché mais en gros, c'est à peu près ceci.

          Il a été nommé instituteur à Citey. A peine arrivé dans ce pays où il n'y a que deux personnages, le curé et l'instituteur, il s'est trouvé deux orphelins avec une certaine fortune. Mon Savet réussit à se faire nommer tuteur des deux enfants, un garçon et une jeune fille.

          Je ne sais comment il a administré les biens, mais il a été accusé de détournement de titres. Il ne s'est pas contenté de cela, il a "séduit la gosse" qui était fiancée à un colonial.

          Il y a eu des lettres compromettantes, des tas d'histoires, toujours est-il que sur lui pesait une accusation de détournement de mineure et de titres.

          J'étais à ce moment à la Préfecture, j'avais le dossier en main, j'ai réussi à le sauver. J'ai pu détourner l'attention du Préfet qui ne signait en somme que ce que je lui préparais.

          L'histoire a pu être étouffée ; mieux que ça, on l'a bombardé dans un chef-lieu de canton, à Fresnes pour le sortir de Citey où il ne pouvait plus rester…

          Sans commentaires.

          "Le Commissaire d'inspection académique, Loos. Il a enfilé toutes les institutrices de la Haute-Saône qui ont voulu de l'avancement", phrase textuelle de Ravenet.

          On se récriait. Ravenet justifie son assertion par ces détails : nos bureaux étaient voisins. J'entrais chez lui presque sans frapper. Aussi que de fois je l'ai surpris avec une jolie institutrice dans son fauteuil… Et Ravenet complète sa pensée par son geste obscène et familier.

          Ravenet cherre un peu. C'est son habitude, mais que de vrai ignoble il y a dans ses récits administratifs où il ne sent même plus ce qu'il y a d'écœurant tant son âme est polluée.

          Est-ce qu'en rentrant les Français toléreront ces mœurs infâmes et avilissantes de leurs administrations où le fruit pourri de la politique gangrène jusqu'aux administrés ?

          Sur notre administration et la réforme administrative voir un article de Polochon dans l'Oeuvre du 7/7/16.

          21 heures. Pensée du soir. Coïncidence bizarre. C'est une réplique et une conclusion au récit de Ravenet.

          "Hélas, nous croyons et nous disons plus facilement des autres le mal que le bien, tant nous sommes faibles.

          C'est une grande sagesse de ne pas croire indistinctement tout ce que les hommes disent, et ce qu'on a entendu ou cru ne point aussitôt aller le rapporter aux autres". I, 1.3.

          Problème diplomatique sur la question autrichienne.

          Deux thèses en présence - deux parties, deux courants.

          Les vieux, ceux des clichés historiques, partent de ce principe :

          "Si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer". Et ils songent que l'habileté suprême serait de détacher l'Autriche de l'Allemagne, de la ménager, très, très… contre la Prusse=Politique de Choiseul, de… Talleyrand - gaffe de Napoléon III.

          Les jeunes soutiennent que l'Autriche n'existe plus, qu'elle est soudée en fait à la Prusse, il n'y manque qu'une rectification d'étiquette. Et rien, ni révolution, ni défaite ne peuvent dissocier le bloc germanique. Tout ce qu'on peut faire c'est d'en détacher les éléments slaves qui actuellement, malgré eux, le renforcent - ou en détacher à grands coups : les Tchèques, les Roumains, les Serbo-croates - orienter ceux-ci vers le monde russe ; à la vague germanique opposer la digue slave pour barrer le rêve Hambourg - Golfe Persique.

          Je crois que ceux-ci sont mieux informés des conditions géographiques et ethniques actuelles, qu'ils ont une vue plus nette des réalités du présent, une idée plus juste de l'avenir et que la solution qu'ils proposent est plus sage que celle des autres, encore englués dans la mélasse de leurs pédants souvenirs historiques.

          Le 9 juillet - Berteaucourt.

          L'église est bondée. Puissance étonnante de la religion, même lorsqu'elle est morte en apparence : il y a dans cette église des hommes qui y viennent spontanément, qui ont presque besoin d'y venir, alors que dans la vie civile ils ignoraient l'église, ou la fuyaient, ou l'attaquaient.

          Ainsi, Ravenet, secrétaire particulier d'un Préfet anticlérical, forcément plus anticlérical que son maître, Ravenet, un sceptique, une âme sèche desséchée par la noce et la politique, vient aujourd'hui à la messe ; c'est lui qui m'y emmène à présent…

          De même Dôle, un instituteur laïque, et un "pur" si j'en juge par quelques échappées, lui aussi retrouve le chemin de l'église et sans contrainte aucune. Ici il n'y a ni pression, ni récompense ou faveur de la religion : une neutralité absolue, surtout une grande indépendance. Aussi, se retrouvant avec eux-mêmes sans le harnais d'une opinion publique, ils quittent la grande route officielle et prennent le sentier silencieux des chapelles.

          De bonnes âmes de culture laïque ont préconisé l'organisation de fêtes civiles pour retenir le paysan à la campagne !… Pauvres ! Les échecs les plus piteux ont toujours suivi les tentatives les plus actives ou les plus généreuses dans cet ordre d'idées.

          Un point est pourtant incontestable : la vie des paysans sceptiques est affreusement morne et il est absolument nécessaire d'y apporter quelques récréations. Oui, c'est vrai et c'est urgent. Mais pourquoi avoir systématiquement pourchassé, décrié, supprimé la récréation reposante par excellence : la fête religieuse.

          Seul, le dimanche religieux pouvait apporter à l'âpre paysan dans sa tâche obstinée et dure une halte nécessaire, réparatrice et moralement féconde.

          Vous avez ôté la foi au paysan, et maintenant il n'y a plus rien qui l'arrache à son travail toujours inachevé : il ne connaît plus le repos, il est harassé d'un bout de l'année à l'autre, et peu à peu il se répand dans toute la population rurale un immense dégoût de cette vie sans joie et sans vacances, elle n'ambitionne plus que des "places" où l'on a "bon temps" où l'on est "propre" où l'on a des loisirs ou des vacances et un gain assuré.

          D'où la désertion des campagnes.

          Ah ! La belle et saine chose que l'obligation à la messe du dimanche : c'était l'interruption forcée du travail écrasant ; l'étreinte exigeante de la terre se desserrait pour quelques heures, c'était la toilette obligatoire à ces hommes toujours sales, et pour les femmes toujours sans élégance un moment assuré au plaisir d'être belles et charmantes ; c'était la détente vers le ciel de ces âmes attachées aux inquiétudes de la terre ensemencée ; bon gré, mal gré, la messe rappelait que toute la vie n'est pas dans la boue, même fertile, la messe rapprochait les âmes de la vie morale, et imprimait aux égoïstes la fraternité paroissiale…

          Maintenant, la vie champêtre n'a plus que le sombre reflet des sillons gluants et des chemins défoncés où chacun peine et ahane pour son propre compte en poussant des jurons.

          En dix ans de vie dans religion, les coutumes les plus anciennes qui faisaient le charme de la vie sociale au village sont tombées en désuétude.

          La jalousie, l'hostilité, l'égoïsme féroce ont poussé comme du chiendent. Plus de fête patronale, plus de fêtes de famille entre familles parentes, plus d'invitation à goûter le vin nouveau, le boudin ou la brioche ; plus d'œufs de Pâques, plus de teillage, de filage ou de veillées entre voisins, plus d'entraide…

          Chacun pour soi. Les jeunes ne vont même plus "voir" les jeunes filles, plus de chansons patoises, plus de danses rustiques, plus de "mais" ni d'aubades, plus de jeux de quilles ou de barres.

          Les garçons sautent sur un vélo et vont se salir vers les hétaïres des cafés-concerts ou des lupanars de la ville voisine. Les jeunes filles ne font plus de toilette ou en font trop.

          Et je persiste à croire dur comme le roc que la disparition de la vie religieuse est la cause principale - pas la seule assurément, mais la plus importante - du dégoût que les paysans ont maintenant pour la vie rurale et par suite de la désertion des campagnes par les garçons et par les filles.

          Après les vêpres, j'ai photographié le bedeau dans son bel uniforme "qui vient de la Chambre des Députés", m'a-t-il dit avec orgueil.

          Ensuite Ravenet en chasse "a levé" la petite évacuée de Harbonnières avec une compagne.

          Je devais aller photographier le moulin à vent sur la colline, comme les "poules" se dirigeaient en sens opposé il a fallu orienter la promenade à leur piste, les rejoindre et charger l'appareil de leurs silhouettes plus modernes que celle du vieux moulin en ruine.

          Nous allons à travers les blés, ces dindes confondent le seigle avec l'orge, le blé et l'avoine… Et ce sont des filles qui ont grandi à la campagne.

          Ravenet veut leur faire suivre le sentier le long de la Luce. Au passage à niveau de Thisy il y a un gendarme et une auberge ; le gendarme fait rebrousser chemin mais l'auberge est accueillante. Ravenet et moi entrons ; pendant que les deux demoiselles parlementent avec le gendarme et causent avec la garde-barrière, l'hôtesse nous sert un vermouth, les jeunes vertus reviennent, passent devant la porte. Ravenet les guette, les rejoint, les arrête et les invite à se rafraîchir. L'hôtesse sur le pas de la porte rentre quand elle les voit venir et me fait une petite menace d'intelligence avec son index : "deux bandits ! ", me dit-elle. On commande deux groseilles eau de Seltz, mais la plus âgée, prudente se défend de boire, de s'asseoir et de boire avec deux soldats dans la salle commune : vous avez une salle plus tranquille ? demande-t-elle en même temps que Ravenet. L'hôtesse qui a cru comprendre s'empresse de dire : mais oui, venez. Chacun prend son verre, la carafe, les paquets, les bouquets de bleuets et coquelicots et suit la vieille. On traverse la grande salle, puis une petite salle à manger, puis une autre pièce. La commère ouvre une porte et s'efface ; la jeune réfugiée - de seize ans - pénètre, l'autre la suit, mais à peine a-t-elle mis le pied sur le pas de la porte qu'elle fait un brusque mouvement en arrière en disant : "Ah ! Non, je n'entre pas là".

          Chacun reste interloqué, Ravenet s'avance, jette un coup d'œil pendant que les autres retournent vers la première salle à manger où nous buvons tranquillement nos petits verres, non sans que l'aînée dise en s'asseyant qu'elle sait trop bien son métier. Moi qui fermait la marche, je n'avais rien vu. Dès que les jeunes filles sortent en nous précédant, je demande à Ravenet :

          - Qu'y avait-il donc d'anormal dans cette chambre qu'elle a bondi en arrière ?

          - Je te crois, il n'y avait pas de table, mais un lit découvert, une table de toilette, un bidet et un canapé : tout le tralala.

          L'hôtellerie n'est pas restée routinière en Picardie… Hélas.

          - Qu'est-ce que je t'amène à faire, mon vieux, fit Ravenet quand nous fûmes seuls.

          - Tu me feras passer par toutes les dégradations, lui dis-je en rentrant au village, tandis que les deux demoiselles regagnaient la rue par un sentier discret à travers les blés pour ne pas "s'attirer de coups de langue" et ne pas "se compromettre"…

          21 heures.

          La fermière qui nous loge vient d'avoir une altercation avec le caporal Morel au sujet d'un cheval pris dans sa longe.

          Elle soutient que les hommes épouvantaient le cheval. Morel soutient qu'il gesticulait pour le faire dépêtrer.

          Du malentendu on est passé aux injures. Morel a osé dire : "dans ce pays-ci, il n'y avait que des tas de Boches"… Elle est venue m'appeler pour intervenir. Que faire ?

          Si je fais mon rapport Morel sentira le prix du silence et de la politesse.

          Ferai-je glisser encore cette tuile à côté ?

          Voilà déjà trois mois qu'à tout instant j'ai à intervenir pour excuser ou justifier ou atténuer les fautes de ce petit caporal.

          Chacun l'a en très maigre estime. "Petit voyou, "petit fourbe", "petit révolté", c'est les épithètes que tous les sous-officiers et l'officier attachent à sa tête.

          Moi j'ai persisté jusqu'ici à le classer comme "gamin".

          Peu à peu je finis par le trouver rebelle et violent et paresseux.

          Dimanche dernier déjà en remerciement de mon indulgence habituelle, il m'avait préparé avec une effronterie rare une revue d'armes. Effronterie que j'ai peut-être eu le tort d'enregistrer sous le titre étourderie, et punie d'une simple semonce.

          Que faire. Je verrai demain.

          Le 10 juillet - Berteaucourt. Installation d'un P.P. sur les bords de la Luce. La plupart des hommes ne savent pas ce que c'est qu'un réseau d'avant-postes. Je suis obligé de refaire une théorie pour rappeler les notions essentielles, avec croquis sur la table.

          Nos troupes avancent et atteignent les faubourgs de Péronne…

          Les Russes continuent la série de leurs prodigieuses victoires qui n'ont d'égales que leurs effrayantes défaites de l'an passé. Peuple immense, peuple inépuisable. Ils sont grands !

          Une lettre de Louis avec la photo ci-jointe : un convoi "d'évacués turcs".

          Soirée exquise. Le crépuscule a versé de l'or sur la plaine où les blés commencent à jaunir. Le ciel suave est sillonné d'avions français tandis que l'horizon est jalonné par nos ballons. Finies, les insolentes excursions des "Taubes" sinistres au-dessus de nos lignes, et les hideuses saucisses sont évanouies. D'ailleurs, ici, en Picardie on a envoyé tous les "as" de l'air. A nous messieurs les Boches, l'azur et l'avenir. La terre, vous ne l'aurez plus longtemps encore. Hâtez-vous, vous ne l'emporterez pas…

          Le Sénat en a fini avec les séances secrètes. Ordre du jour de confiance à Briand à l'unanimité moins sept voix (dont Clemenceau).

          Le succès est beau pour le Charmeur de serpents… Nous n'aurons pas de révolution politique pendant la guerre. D'ailleurs, les Dieux sont avec les vainqueurs et je crois bien qu'ils viennent de rendre leur visite de bienvenue à la France après leur long, très long séjour am Rheinland.

          Ils n'auront pas Verdun ! Quel affront à leur orgueil. Pour la première fois ces jours-ci j'en ai la conviction. La situation en Pologne est angoissante pour eux, en Picardie elle est inquiétante. Où trouveraient-ils l'aveugle énergie sauvage qu'il faudrait pour enlever la dernière barrière devant la ville symbole. Verdun ! Oh ! La prestigieuse page d'histoire. Verdun sera la ville sainte de la France nouvelle…

          Souvent, je songe au siège de Metz où Charles Quint est venu épuiser les dernières vagues de son ambitieuse marée germanique…

          François de Guise - Pétain.

          Metz - Verdun.

          La brutale Germanie et la déconcertante France toujours jeune… Quels rapprochements. Quels chocs, quelle étonnante histoire.

          Pensée du soir : "La paix est le partage de l'homme fervent et spirituel". I, I, 6.

          Le 11 juillet - Manchette de l'Oeuvre :

          Leurs Calomnies :

          "Les Anglais sont décidés à ne rien faire et à économiser autant que possible leurs hommes, afin d'être en pleine possession de leurs forces au moment de la paix".

          Ainsi parle aux journalistes boches, le représentant de Guillaume.

          Et dire qu'un grand nombre de Français, gens du peuple ignorants primaires à courte vue, ou intellectuels aveuglés qui acceptent plus crédulement que les Boches cette niaiserie.

          Brethes le cordonnier, Dôle l'instituteur, M. Pennelier l'avocat, croient ou craignent plus ou moins obscurément et plus ou moins bêtement que cette calomnie est fondée sur quelque chose de réel :

          "Les Anglais nous ont toujours roulés".

          "Les Anglais ont toujours été nos ennemis".

          Les Anglais, s'ils avaient voulu nous auraient aidés plus tôt…

          Et Dôle va jusqu'à craindre qu'ils ne veuillent abandonner les positions du continent qu'ils occupent ! C'est bête à pleurer. Ils ne saisissent pas le réalisme de la lutte. Ils en sont à croire que les peuples se ruent les uns contre les autres par fantaisie capricieuse ou par l'ambition d'un seul homme. Ils n'ont pas conscience des forces économiques et des aspirations nationales en continuelle évolution. Ils ne soupçonnent pas que des hommes comme Pitt, Lloyd George, voient nettement ces choses ignorées d'eux, que la nation anglaise en a conscience et qu'elle a engagé un duel à mort…

          Un sous-marin allemand a réussi à traverser l'Atlantique. En quinze jours il est allé d'Allemagne à Baltimore.

          La navigation sous-marine et l'aviation devront une fière chandelle à la guerre.

 

Les destructions irréparables :

Le lieutenant Carcopino

          Le lieutenant d'artillerie Carcopino, qui a été tué le 21 juin, n'avait pas vingt-deux ans, et un magnifique avenir scientifique s'ouvrait devant lui. Au concours de 1913, il avait été reçu premier à l'École normale supérieure, dans la section des sciences. La même année, il se présentait à l'École polytechnique et y entrait également premier avec le nombre extraordinaire de 2.132 points sur un maximum de 2.420. Il se maintint toujours premier au classement jusqu'à la fin de sa première école. Au moment de la mobilisation, il fut affecté au 2ème régiment d'artillerie.
          C'est une belle intelligence qui disparaît.

          C'est faucher les blés en herbe…

          Les foules n'accepteraient jamais qu'on dispense, en droit du service militaire de tels hommes. Les démocraties ont de ces ruineuses exigences. Et pourtant… Mille personnages influents manœuvrent pour mettre des cancres à l'abri du danger.

          Le 12 juillet - Berteaucourt.

          Manchettes de "l'Oeuvre" :

          Du 9/7 Profits de guerre :

          Aciéries de Firminy.

          Capital : 9 millions.

          Bénéfice : 8576000 francs.

          Journal Officiel du 8 juin, page 1293.

          Du 6/7 En travaillant pour l'armée la Maison Peugeot a fait l'an dernier 35 millions de bénéfices bruts.

          Et la maison de Dion ?

          "Les fournisseurs des armées sont des sangsues de l'État dignes des galères".Vauban à Louis XIV.

          En 1716 Crozat, fournisseur, pour échapper à l'enquête de la Chambre ardente, restitua spontanément 7000000 de livres soit valeur actuelle 28000000 de francs.

          Samuel Bernard, munitionnaire aussi, par la même générosité prudente verse au Trésor 9000000 de livres soit environ 36 millions de francs.

          Les fortunes de Danton, de Barras, de Tallien ont même origine.

          Richelieu avait envoyé les "commissaires départis" aux armées pour limiter les exploits et les appétits des mêmes munitionnaires. Continuel changement d'étiquette, et permanence des mêmes abus, dans l'éternité du même vice.

          Pendant le dîner un motocycliste apporte l'ordre de mouvement : départ demain à cinq heures pour Guillaucourt.

          Soirée à préparer la cantine.

          Le 13 juillet - 4 heures du matin. Berteaucourt.

          Nous partons en auto. Le groupe de TM va charger des obus en gare de … Elle nous transporte en s'y rendant.

          Le réveil a été fixé à 2 heures 30 en vue d'un départ à 4 heures - Dans la nuit, l'heure du départ est reportée à 5 heure 30 - le cycliste avertit vaguement le caporal de jour, qui ne prévient personne du changement d'horaire. Tout le monde se lève à 2 heures 30, sauf le lieutenant, le cycliste et le caporal de jour…

          La voie hiérarchique a du bon quelquefois. M. Corbin ne la "fréquente" guère…

          M. Pennelier avait la langue et la plume faciles : c'était un avocat français. M. Corbin forme un parfait contraste avec lui : c'est un sous-officier "rempilé". Il observe une réserve en paroles et en écrits qui dénote chez lui au moins la conscience de son incompétence ou de son impréparation au rôle d'officier soudainement survenu dans sa carrière. Il ne prononce pas dix phrases dans la journée. Il en écrit encore moins, et c'est encore trop pour la protection de son ignorance.

          Dans un tout petit passage d'un rapport journalier relatif à une marche et à l'itinéraire du lendemain on peut relever quatre fautes de français…

          Et hier, parlant de l'argent dont dispose la coopérative, il assura qu'il fallait "la" dépenser…

          Pour rédiger une simple note, il lui faut au moins deux brouillons. Il a l'accouchement pénible. Aussi ne doit-on pas mal interpréter son laconisme, sa réserve. Ce n'est pas de la froideur, mais de la prudence. Du moins c'est l'opinion que j'en ai jusqu'à aujourd'hui.

          Autre trait de caractère.

          Montagnon vient de venir me voir. C'est lui le caporal de jour. C'est un vieux camarade et compagnon de guerre depuis le premier jour de la campagne. Ce petit franc-comtois est d'une franchise, d'une conscience éprouvées… Il me rend compte - après un léger reproche de ma part - qu'il n'a pas entendu le cycliste cette nuit, mais que la communication a été faite non pas à lui mais au sergent…

          Ainsi Bergay pour esquiver la responsabilité de sa flemme, de son manque de prévenance ou de zèle rejette la faute sur un subordonné…

          La bravoure morale est une chose difficile et rare.

          Le 13 juillet - Guillaucourt.

          Les autos nous déposent en gare de Wiencourt après nous avoir gavés de poussière.

          En passant à Marcelcave, tableau magnifique saisi au passage.

          Au détour d'un pont, la route large avait trois flots de voitures : deux rangées de camions haletants en direction inverse - de chaque côté de la route, au milieu, avançant tant bien que mal, piétons, cavaliers, fourgons, chariots de parc - or la route à cet endroit longe le quai de la gare ferrée transformée en quai de débarquement. Des wagons de ballast se vidaient dans les lourdes autos à gaz pauvre du service routier - et des prisonniers boches remuaient à la pelle les silex, sur l'autre côté, la route est bordée par un dépôt de matériel du génie : poutres, tôles, fers, caisses, etc, etc., donnaient le sentiment de la richesse et de l'énergie entassées là pour l'œuvre de mort. On se sentait comme emporté dans un fleuve de fer et de bruit. Enfin la perspective de la route était fermée par une usine à moitié détruite dont la grande cheminée se dresse sectionnée par un obus. Un moignon qui menace le ciel gris. Toute la colère de ce bruit et de ce matériel de guerre semble crier par le trou noir au sommet de la tour écarlate.

          Un groupe de prisonniers passe dans les cantonnements pour ramasser les épaves.

          Dans la vieille paille des milliers de puces et de totos (voir photo du 19/7).

          Au rapport pour demain 14 juillet.

          Jour de Fête Nationale, le lieutenant prescrit une pause d'instruction de tir, une pause d'école de section et une théorie sur les marques extérieures de respect.

          C'est ainsi qu'on célébrera la fête de la République, et qu'on préparera au sacrifice les futures vagues d'assaut.

          "Amour sacré de la Patrie"…

          C'est ainsi qu'il en comprend le culte, sous le prétexte que ceux qui se battent n'ont pas le loisir de se réjouir, même ce jour là. C'est une opinion et une conception.

          Il est vrai qu'elles sont le privilège des esprits de rempilés. Il faut être bouché à l'émeri pour ne pas se rendre compte de l'effet déplorable que cette malencontreuse théorie produira. Il est à présumer qu'il ne se sent pas l'étoffe pour organiser une fête plus vivante. Et c'est plus simple de lire une page du règlement que de déclamer un hymne ou chanter un beau refrain, ou faire une allocution.

          En gare de Wiencourt, le dépôt d'obus monstres.

          Rencontré Léon Viret, il a déjeuné avec nous. Il est en pleine bataille, que Dieu le garde, dans l'enfer des premières lignes.

          Nous avons cinq rangées de 75 qui anéantissent les défenses allemandes.

          Le 14 juillet - Les troupes ont des suppléments de vivres succulents, sauf notre Compagnie, par le manque de débrouillardise du lieutenant.

          Nous avons passé en subsistance du 352ème au 136ème Territorial le jour de la distribution. Il ne sait pas réclamer quand il a convois et sous-intendance à côté de nous.

          Je cours en gare - Il m'envoie également au parc du Génie sans précisions ni indications pour toucher du matériel de cantonnement.

          "Un bon" à la noix de coco".

          Le cantonnement avec ses légions de puces. Talmite a les bras comme une plaie.

          Déjeuner sans cachet.

          Bergay offre une bouteille de Château-Eyquem. Il me fait lire la dernière lettre de sa "petite". Une malheureuse institutrice éprise douloureusement d'un "gamin".

          Une seule maison a un drapeau. C'est la seule marque extérieure de fête nationale. Il est vrai que les salves d'artillerie remplacent bien les oriflammes. La canonnade est inouïe.

          Notre division attaque demain. C'est son baptême de bataille - pour les deux jeunes régiments tout au moins - 404 - 417ème.

          Un postier raconte que le colon du 417 a dit en dernier conseil : "je réponds de mon régiment, il marchera si j'en donne l'ordre, mais je vous préviens que je ne le donnerai que si j'ai une préparation d'artillerie parfaite".

          Je croyais bien qu'on nous inviterait à la fête, Ravenet et moi, et les autres C.O.A.. Nous servirons à boucher les trous. A moins qu'on ne nous ait totalement oubliés.

          Ce ne serait pas impossible, car il paraît qu'hier la Division a téléphoné à notre corps nourricier pour savoir où nous étions cantonnés !… Elle nous avait perdus !

          Les hommes éméchés sont très peu nombreux, il n'y a d'ailleurs pas grande vertu à rester de sang-froid. Il n'y a que le pinard réglementaire pour calmer la soif patriotique et républicaine ; tous les bistros - et Dieu sait combien il y en a - sont à sec.

          Nous trouvons cependant du Château-Eyquem à volonté à quatre francs la bouteille. Ravenet qui est en goût de bombe, veut se revancher envers Bergay. Me voilà contraint de faire de même. Nous rentrons au cantonnement avec deux bouteilles qui ne font qu'exciter à boire. Ravenet et Bergay font des paris - de tenir le coup du verre - et voici deux nouvelles bouteilles, puis une autre… Ils fument, ils gesticulent, ils bavardent. Cela me saoule plus que leur vin. Je me couche. Ils continuent à boire. Ravenet en a assez, il se couche aussi. Bergay lui, est lancé pour de bon. Il ne veut pas se coucher. Il agace Ravenet qui se fâche et leur beuverie se termine par un combat à coups de poing. Ravenet chasse Bergay comme on chasse un laquais ou un intrus.

          "Le vin ne change pas l'homme, il le montre", me répétait Pigelin autrefois.

          Nous avons fait un tour avant l'appel du soir jusqu'au camp de prisonniers.

          Ce ne sont pas de merveilleux échantillons de la race germanique qu'ils nous ont laissés là. Des enfants de dix-neuf, vingt ans, avec la mine pâlotte et minable qu'ont les jeunes gens blonds mal bâtis gardent jusqu'à trente ans avant d'avoir l'air viril.

          Beaucoup sont de pauvres petits êtres chétifs, de un mètre cinquante à un mètre soixante, des sous-produits de leurs grandes villes. Ils nous raillaient avec notre natalité diminuée de faire des soldats avec toutes nos raclures. Il me semble qu'eux aussi ont gratté fort le fond de leur chaudière pour arrêter notre riposte.

          Ceux-ci ont été pris à Asservillers et étaient venus de Verdun dans ce secteur-ci pour être au repos… Ils ont réussi cette fois.

          Après le rapport, promenade dans les blés avec le lieutenant. Il reste obstinément discret. Cache-t-il des ressources insoupçonnées ou est-ce le silence du désert dans son cerveau aride ?

          Rencontré mon camarade Collot de l'ambulance 1/85.

          Le ciel est en feu et l'horizon sonne comme une danse de ferrailles. Jamais la République n'eut semblable feu d'artifice.

          Le 15 juillet - Guillaucourt. Il y a de beaux champs de betteraves qui meurent sous les herbes parasites. Un binage sauverait des fortunes. Il manque des bras. Oui, mais ce matin je conduisais soixante-dix hommes dans un beau champ abandonné où je les ai abrutis à faire des "à droite par quatre"… Qu'ils auraient été plus utiles et plus joyeux dans le champ de betteraves.

          Au-dessus de nous, six avions boches ont passé, lançant une bombe inoffensive. L'on-dit s'est aussitôt répandu que nos aviateurs avaient fêté le 14 juillet et que ce matin personne n'était à son poste pour barrer la route aux visiteurs.

          Après déjeuner, nous sommes allés visiter le camp de prisonniers où la Compagnie doit prendre la garde cette nuit. Un champ, trois rangées de fils de fer barbelés, des passages à coude brusque, un grand baraquement au centre. Divers écriteaux. Devant l'écriteau "entrée" une sentinelle.

          - C'est vous qui êtes de garde au camp de prisonniers ?

          - Oui. - Il y en a beaucoup ? Ils sont là-dedans ? fis-je en désignant le hangar.

          - Il n'y en a pas.

          - Il n'y en a pas ?

          - Non, il y en a eu, mais il n'y en a plus.

          - Alors qu'est-ce que vous faites là ?

          - Je ne sais pas.

          - Où est le chef de poste ?

          - Là-bas. Nous entrons : dix hommes, trois gendarmes, un sergent, ronflaient sur la paille.

          Personne ne savait ce qu'il faisait là. Ils étaient de garde au camp, ordre de la place, voilà tout !

          Et je suppose toute la trame de la cocasse histoire.

          Lorsqu'il arriva des prisonniers, la Place dut désigner une escouade de service. Dix hommes et un caporal pour ce jour-là et les jours suivants.

          Un scribe quelconque en prit note. Tous les jours une Compagnie stationnée à Guillaucourt doit fournir un détachement de garde au camp. Donc tous les jours le scribe glisse la note au rapport. Les prisonniers ont été évacués. Qu'importe. Dix hommes et un caporal sont désignés. Dix hommes et un caporal viennent consciencieusement prendre les consignes et gardent les fils de fer barbelés.

          Il n'y a pas de raison pour que la plaisanterie cesse.

          Et les betteraves meurent dans les herbes faute de bras…

          Demain la Division attaquera.

          Pensée : "les portes de la Mort sont aussi les portes de la Vie".

          Le 14 juillet paraît avoir été une fête presque religieuse à Paris. La communion émue des Alliés et des neutres.

          20 heures. "Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles, et l'harmonie la plus douce est le son de la voix de celle qu'on aime". La Bruyère.

          Les Anglais ont bien fêté le 14 juillet par la délivrance de trois villages.

          Le 16 juillet - 4 heures du matin. La canonnade s'exaspère au point qu'il est impossible de dormir. Un ouragan d'explosions formidables secoue la région toute entière. La maisonnette en torchis tremble sur un sol ébranlé. Mon Dieu, pitié pour les malheureux qui reçoivent ou attendent la mort dans cet enfer.

          10 heures. Les blessés du régiment arrivent à l'ambulance 1/85. Quelques-uns sont affreusement déchiquetés ? A l'un deux il manque le bassin : un drain écoule les déjections dans un seau…

          Un autre a le visage ravagé par une brûlure.

          Promenade avec Collot vers la gare où l'on charge sur des trucs (?) les pièces prises par le Corps colonial.

          Nègres et prisonniers déchargent le ballast.

          Au retour, lettre de M. Guiraud ; une autre de Sauvageonne avec une bruyère.

          20 heures. M. Pennelier est venu nous rendre visite. Il a eu la gentillesse de dîner avec ses anciens sous-officiers. Hébrard s'est trouvé là pour le café et l'ancienne popote s'est retrouvée au complet pour quelques minutes. Sa chaude et débordante sympathie animait à nouveau la table. Quel homme ! Quelle flamme auprès de la lueur falote de M. Corbin…

          Le 17 juillet - Guillaucourt. Nouvelle corvée de lavage aux sources de la Luce. Le vallon est toujours aussi coquet. Il devait être intime autrefois. Aujourd'hui le grouillement de troupes, de chevaux, de matériel lui donne un cachet d'un pittoresque qu'il n'attendait pas lorsque la paix lui laissait le charme de sa verdure, de ses eaux, de son silence.

          Maintenant les pistes, les voies, le sillonnent en tous sens. Le long des talus, d'énormes dépôts de munitions se dissimulent sous des toiles camouflées. Les abris, les tentes se pressent entre les allées de peupliers. La plupart de ceux-ci servent de piquets d'attache aux chevaux pressés en longues lignes frémissantes. Les pauvres bêtes jouent des pieds sur leurs voisines et des dents sur les troncs tailladés, changés en piliers blancs jusqu'à deux mètres cinquante au-dessus du sol.

                    Et puis partout les immondices et les débris odieux que les soldats sèment sur leur passage.

          Ces jours-ci on a l'impression qu'une grande force nouvelle est entrée en ligne : la grande armée anglaise. Elle semble avoir porté un rude coup aux deuxièmes lignes allemandes le 14 - 15 juillet.

          On signale des troupes russes en Champagne et le bruit court qu'ils se prépare là-bas quelque chose de grand.

Rencontré Léon Viret à nouveau.

          Hébrard m'apporte des tranchées boches un livre suggestif : "Hygiene des Geschlechtsleben", (Hygiène de la vie sexuelle) par Prof. M. Gruber, Stuttgart.

          A la table des matières je vois :

          Kapitel: Künstliche Verhinderung der Befruchtung. Kapitel Verirrungen der Geschlechtstriebe. (Chapitre : moyens contraceptifs. Chapitre : errances de la sexualité.)

          Cela promet. Tiens, il n'y aurait pas qu'en France que s'étendrait la pourriture.

          J'ai eu tort. Je viens de lire la préface et quelques-uns des chapitres qui semblaient les plus scabreux : l'ouvrage est d'une inspiration et d'une composition très morale, quelque chose comme l'ouvrage "Hygiène et morale" du Dr Good en français. Livre à l'usage des jeunes gens. Les éclairer pour les empêcher de se pervertir ou de s'estropier ou de se corrompre physiquement et moralement.

          Après le repas du soir, je suis allé avec Ravenet jusqu'à Harbonnières. La petite évacuée l'attirait ; moi je songeait que Maurice, le 27 août 1914, était en poste d'observateur au sommet du clocher. Je tenais à voir cette église, ce souvenir triste.

          L'église sous la protection de St-Martin a été bâtie en 1690. Elle est d'une élégance rare dans les campagnes. Elle n'a pas souffert de la guerre. Seulement ce soir elle était transformée en poste de secours et j'y ai murmuré un De Profundis troublé par le va-et-vient des infirmiers autour de quelques blessés.

          Le 18 juillet - Guillaucourt.

          Pensée : "je voudrais souvent m'être tu et ne point m'être trouvé avec les hommes". I, I,10.

          Encore une lettre de Mme R.

          "Cela vous ennuie que je vous écrive souvent", demande-t-elle, taquine. Hélas, elle ne sait pas combien sa boutade est vraie.

          Bizarre tentative par correspondance ! Elle arrive par des nuances insensibles et si bien assorties qu'on les dirait savantes à transformer une larme en une source amoureuse, puis cette source s'enrichit peu à peu et semble devenir le grand fleuve qui porte la barque d'une longue vie harmonieuse.

          Elle aurait dit à Mme Colin qu'elle attendait la fin de la guerre pour être mon épouse. Grands dieux c'est pis que Perrette allant au marché !

          Mon tort est peut-être de ne pas répondre à ses lettres, de ne pas mettre un frein à cette marée amoureuse…

          Oui, ce serait l'épouse idéale, si elle était jeune fille, si elle avait vingt-cinq ans, si elle n'avait pas une fillette qui va être amoureuse.

          L'attaque en vue n'a pas encore eu lieu. La préparation d'artillerie continue, exaspérée.

          Nouvelle sensationnelle ou canard ? Les Turcs demanderaient une paix séparée.

          En attendant les Russes continuent victorieusement la conquête de l'Arménie. Les Arabes reprennent leur indépendance à la Mecque. Est-ce que les Anglais seraient les instigateurs cette fois d'une reprise du plan de Mehmet Ali contre le sultan ottoman.

          L'Italie glisse vers la déclaration de guerre à l'Allemagne. Décidément cela va mal pour l'Em pire. Es ist Pech ! (C'est la poisse!)

          Entendu un soldat du 329ème (53ème Division) qui revient de l'attaque. Il souligne l'acharnement de la bataille, nos blessés achevés par les Boches, retrouvés la tête fracassée à coups de crosse, et la riposte pareille des nôtres.

          Fossier déjà sauvé une fois du Conseil de Guerre, l'ayant déjà mérité n fois, continue à être violent, indiscipliné, apache - il a dit les pires injures à ses caporaux qui ne pouvaient lui payer le prêt sur-le-champ.

          Plus tard, il annonce : "si un des caporaux me fait passer au conseil de guerre j'aurai sa peau".

          C'est un voyou sinistre. Et pourtant, pris un jour par les Boches, il a réussi à s'échapper. C'est un atout en sa faveur.

          20 heures. Double victoire russe et anglaise. En Volhynie, vingt kilomètres d'avance, en France la forteresse d'Ovillers. Y a bon.

          Hébrard descend des tranchées, tout pâle. Un commandant a été tué près de lui et son lieutenant a été blessé à ses côtés. Il monte demain matin prendre le commandement de la demi-batterie : juste pour la grande bamboula.

          Il dit au fourrier froussard : "ah ! je vais aller enfin m'installer au fond de la tranchée. Ça me fait plaisir ! C'est une question de goût, chacun son tempérament".

          Au fond il est inquiet et c'est naturel, mais il est du Midi et il faut que Tartarin affiche un courage qu'il désire et qu'il n'a pas. En somme, cela lui en donne, car il prend une attitude que son amour-propre lui fera soutenir. Vertu de l'eau bénite sur les incroyants.

          Le Champagne du 14 juillet n'est distribué que ce soir - il aiguise les soifs, tous les hommes viennent à la coop avec des bidons voir s'il reste du "pinard".

          Le 19 juillet - Guillaucourt. Il y a de l'électricité dans l'air. L'attaque a été retardée de quarante huit heures. On gagnera au moins le beau temps, car le soleil a reparu.

          Ravenet, Bergay et Baltzinger sont allés cet après-midi serrer la main à Hébrard, mais ils ont appelé les bouteilles au secours ! Ils font une bruyante irruption à deux heures du matin dans ma chambre, ils veulent vider ma gourde mais leurs forces les trahissent.

          - A 10 heures, le bruit arrive que le 417ème a perdu tant de monde qu'il demande du renfort du P.D.

          Je m'attends à partir d'heure en heure.

          - Midi. Une batterie lourde tire dans le voisinage, ébranle les vitres et les portes. Je vais à la sortie du village écouter la canonnade fantastique. L'horizon par ce beau soleil est cuivré par la fumée des explosions.

          - Cent Allemands fous d'horreur se seraient rendus ce matin au 417ème.

          - Les obus lourds de nos batteries déchirent l'air comme un déraillement prolongé. Les chiens aboient, le poil hérissé, à chaque détonation.

          C'est horrible et grandiose.

          D'un journal allemand :

          "L'Allemagne a enfoncé ses dents si profondément dans Verdun qu'elle est incapable de les en retirer".

          "L'avenir de l'Europe dépend désormais de la collaboration étroite de la France et de la Grande-Bretagne". Daily Telegraph.

          Noter la formidable influence de la guerre sur l'empire britannique. Ç'à été le rouge creuset où les divers tempéraments de l'empire se sont fondus en un bloc plus solide que Chamberlain le Grand n'aurait osé le rêver. Cf. Hughes à Londres et à Paris - Les Anzac - Botha au sud-est africain - L'effort du Canada.

          On a réglementé la circulation. Toutes les voitures vont dans le même sens. Pas d'embouteillage. C'est bien. Il y a des territoriaux impitoyables à chaque carrefour. Cet après-midi, devant mon cantonnement, au carrefour, arrive un paysan avec une voiture de foin à rentrer dans sa grange située à la deuxième maison de l'angle de la rue, mais en sens inverse du courant. Environ quinze minutes. Pas un rat dans la rue. Qu'importe, la sentinelle l'a obligé à faire un détour de trois kilomètres pour rentrer dans le sens réglementaire.

          En gare de Guillaucourt un soldat a la jambe broyée. Un brigadier accourt à l'ambulance voisine (1/85) pour demander du secours. Du bureau des entrées on l'envoie au médecin-chef, du médecin-chef au directeur, il faut faire signer papier sur papier et nul se décide à envoyer la voiture médicale chercher le malheureux, on hésite, on ne sait pas si on pourra le recevoir à l'ambulance parce qu'il n'est pas un blessé de guerre.

          Enfin un jeune officier d'administration au bureau du médecin-chef prend sur lui de faire amener le pauvre diable : deux heures après on coupait la jambe broyée. Avec un vieil officier de carrière tatillon le pauvre serait mort par hémorragie avant qu'on se soit suffisamment couvert par des tas de paperasses.

          Une batterie de crapouillot vient de l'intérieur, prend position, et n'a pas un seul pansement, ni un gramme de teinture d'iode, ni de major. Grande réclamation violente aux ambulances voisines qui ne sont cependant pas là pour approvisionner en médicaments.

          Venir de l'intérieur sans matériel sanitaire ! C'est inouï et pire que de venir sans canons presque. Organisation ébauchée, fonctionnant avec une dépense de zèle, d'argent mais mille à-coups désastreux.

          Et à la tête on met un politicien M. "N'importe qui"…

          On me dit que pour plaire aux inspecteurs de ces Jobards encombrants que sont les Grands Directeurs et sous-secrétaires d'État, le médecin-chef déploie un zèle considérable dans l'installation matérielle de l'ambulance. Personnel, matériel, tout est étiqueté, classé, petits aménagements qui en mettent plein l'œil et ne signifient rien. Quant aux blessés, aux soins qu'ils nécessitent et reçoivent, c'est d'un intérêt secondaire. On en parle beaucoup moins, ça ne permet pas le "chiqué".

          On me rapporte le bruit qu'un Bataillon du 417ème s'est rendu tout entier…

          L'attaque d'infanterie a du être déclenchée car il arrive des blessés par balles ; la canonnade en effet s'est presque tue.

De plus, arrivée à la nuit tombante de convois de prisonniers.

          Les Anglais auraient perdu dans leur première poussée du 1er au 5 juillet cinquante mille hommes !

          Ils auraient voulu essayer une nouvelle méthode. Ils seraient revenus à la tactique française et c'est ce qui leur vaut leurs récents succès. Dans la même période nous avions trois mille deux cent hommes hors de combat.

          Le 20 juillet - Guillaucourt. 3 heures du matin. La canonnade est si violente que le sommeil est impossible. Je me lève et monte sur la colline pour voir et entendre. Certes, on entend bien, mais le jour point et les flammes ne traversent pas le brouillard. Les voitures d'ambulance se succèdent, hâtives et silencieuses.

          Pensée. La guerre exalte chacun dans son sens, les méchants deviennent pires, les bons deviennent meilleurs.

          Encore le service de santé.

          Des ambulances installées ici pour la bataille sont pauvres en médicaments au point qu'on soit obligé de courir de l'une à l'autre pour "emprunter" ce qui est en excédent ! L'ambulance 1/85 a quinze chevaux de rechange !

          Autre faute criminelle du service de Santé :

          Malgré les enseignements terribles du passé on continue à faire passer par trois ou quatre formations sanitaires des blessés qui devraient être opérés sur l'heure. On envoie à Vichy, Nantes ou Bourbonne sinon le Midi des blessés avec projectile infectieux dans le corps, c'est la gangrène assurée à combien de malheureux ! Alors que l'installation d'un hôpital chirurgical à proximité du champ de bataille est possible autant qu'efficace. Par contre les vérolés encombrent à proximité des lignes toute une ambulance à eux réservée (la 11/4).

          Depuis 15 heures les détachements de prisonniers affluent par plusieurs routes. Des officiers avec l'Eisernenkreuz, l'air hautain malgré leur extrême jeunesse. Chez eux aussi l'avancement a été rapide, des enfants à peine formés, des vieillards chauves, de beaux gars bien bâtis et des éclopés pitoyables. Toute la gamme de cette sorte de marches lugubres.

          Il en est arrivé plus d'un millier. Les applaudissements ne leur font pas défaut.

          Le 417ème se serait très bien conduit. Plus de mille prisonniers pour sa part. Pertes très lourdes.

          Le 21 juillet - Guillaucourt. Les nouvelles de l'attaque sont plutôt réfrigérantes :

          L'objectif de l'attaque n'a pas été réalisé, les pertes sont énormes - il reste un officier à l'un des bataillons du 417ème, les mitrailleuses dissimulées dans les blés ont fauché le 404ème qui n'a pu soutenir le 417ème, lequel a du se replier.

          La liaison avec l'artillerie n'existait pas, torpilles et 75 pleuvaient sur les nôtres, etc, etc. Tous les on-dit déprimants d'un demi-succès, car il y a des succès assurément, ces troupeaux de prisonniers ne sont pas descendus tout seuls ici, et ce n'est pas un on-dit, je les ai vus.

          Ce matin, marche par la vallée de la Luce, Cayeux, Caix et retour à Guillaucourt. J'ai emmené Dôle pour cette vraie promenade à l'aube dans l'air frais, la campagne féconde, les blés pleins d'une suave odeur de chardons en fleurs, la vallée ombreuse et bienveillante comme la buvette d'un parc, le déjeuner au bord de la rivière, assis sur un tronc d'arbre avec le sourire de l'eau à nos pieds, enfin et surtout la confiante et amicale causerie entre hommes du même métier. Nous avons beaucoup parlé de l'école et des maîtres.

          L'inquiétude sur le sort de l'enseignement et du personnel après la guerre.

          Diminution en quantité, qualité. Les postes occupés par des mutilés ou des jeunes filles sans préparation pédagogique.

          Enfin et surtout les grands maux profonds. La politique, les influences politiques, ces tueuses de dévouement, de probité, de conscience professionnelle ; ces habitudes mortelles qui étouffent la confiance réciproque des maîtres, des élèves, des populations.

          Les maux sans nombre qui en découlent. Cette attitude ombrageuse des maîtres envers toute innovation dans l'école, qui les incline peu à peu à écarter avec prudence et défiance, les délégués cantonaux - ces oripeaux - les pères de famille, les personnes influentes, les chefs même ; qui fait dire à chaque maître "ma classe", et les amène peu à peu à penser que l'école est leur chose, alors qu'ils appartiennent ou devraient appartenir à l'école ; et c'est ainsi que l'école se ferme à la vie ; le monde extérieur devrait y pénétrer à flots, y apporter ses appels, ses besoins, ses indications, ses ressources, on en écarte soigneusement le concours vivant par crainte d'un contrôle étouffant ; mais on meurt plus facilement d'inanition que d'apoplexie.

          J'ai exposé à Dôle quel concours fécond les industriels et commerçants des villes allemandes donnaient aux cours d'adultes qu'ils soutenaient de leurs deniers, documentaient de leurs renseignements, encourageaient de leur influence et de leurs récompenses. Comment chaque école ou chaque canton devait avoir son comité de personnes compétentes sur les besoins et l'orientation des études primaires et surtout post-scolaires.

          Il y avait à Kaiserlautern une organisation, boche si l'on veut, mais sage et féconde, à étudier.

          J'ai dit aussi les complaisances dangereuses des politiciens pour les pires d'entre nous, que notre esprit de corps sans fierté ni pudeur nous tuait. Les instituteurs ne devraient pas tolérer de nominations scandaleuses, d'affaires malpropres, étouffées "parce que c'est un collègue". Ah ! Quelle œuvre de salubrité morale ferait un comité de gens courageux et résolus qui dénoncerait tout abus, qui poursuivrait les brebis galeuses du troupeau, qui forcerait les chefs complaisants ou indulgents à une sévérité bienfaisante. Il mettrait au pas les politiciens. Quand le gouvernement ne gouverne pas, on éprouve le besoin de nommer des commissaires qui contrôlent et mettent l'épée dans les reins de tous les parasites, de tous les incapables. Puisque l'administration ne fait pas sa tâche - par crainte des histoires - faisons-lui des histoires pour qu'elle ait le courage viril qui lui manque.

          Trop de maîtres ne "rendent" pas. Il n'y en a que quelques-uns, l'élite, et on la décourage par l'indulgence qu'on témoigne aux défaillants, aux paresseux. Combien ont fait par exemple des cours d'adultes aussi intéressants que désintéressés ; les éloges et récompenses sont allés aux paresseux qui n'ont fait aux adultes qu'une classe du jour prolongée, où même qui n'ont fait qu'un beau rapport sur des cours fictifs.

          L'Administration est trop déférente pour ce faible, ce vice de la génération française actuelle : la paresse, ou plutôt l'inclination au moindre effort.

          Elle a augmenté nos vacances, supprimé les travaux pédagogiques annuels, toléré la disparition graduelle des cours d'adultes qu'elle n'a pas su ni organiser sur une base solide ni faire rétribuer par les intéressés et par l'État, ni rendre obligatoire, elle admet que des écoles végètent des mois et des mois sans élèves ; elle ferme les yeux.

          Qu'elle fasse donc rétribuer son personnel comme le mérite une tâche difficile mais qu'elle ne permette pas à ce personnel de s'en f…, qu'elle le fasse travailler, qu'elle le débarrasse de ce qui l'entrave : secrétariat de mairie, comités politiques, vacances mal réparties, écoles vides, écoles surchargées.

          Et si l'Administration n'a ni la clairvoyance ni le courage des réformes nécessaires, que les maîtres et leurs associations aient le courage d'un examen de conscience sincère sur leurs défauts et qu'ils imposent des réformes pour le bien de l'école et non pas exclusivement le leur, tout étroit et tout égoïste.

          Et la réforme des méthodes d'enseignement comme celle des programmes sont d'une urgence extrême ; seulement beaucoup n'en ont pas même le soupçon. Et pourtant ! Au rancart ce programme encyclopédique, élaboré par des intellectuels qui ont imposé aux enfants du peuple des rations desséchées et diminuées de nourriture qui agrée à leurs esprits dégagés de tous soucis matériels. D'ailleurs ils se sont trompés, les pédants : cette maigre pitance n'a rien nourri. Les cerveaux se sont étiolés ; il y moins d'illettrés, mais beaucoup plus d'ignorants.

          Au rebut un programme passe-partout imposé aux pêcheurs bretons comme aux mineurs flamands ou aux laboureurs beaucerons ou aux petits parisiens.

          Est-ce que chaque région ne devrait pas avoir son programme spécial fondu sur un fonds général sommaire et solide, et établi avec l'aide des personnes influentes - économiquement et moralement de la région ? Par des personnes intéressées de concert avec le personnel ? Même dans les grandes villes, chaque quartier pourrait avoir son programme.

          Puis surtout le grand mal est dans le verbiage, dans la formalisme, dans l'asservissement à un programme et à un emploi du temps rigides.

          J'ai pris avec Dôle l'exemple de l'enseignement de la géographie :

          Parce que nos livres de géographie ont des cartes, des graphiques, des gravures et que ceux de nos pères avaient des pages pleines d'un texte serré nous croyons faire de la géographie concrète ! Allons donc ! Nous nous bourrons le crâne ou nous sommes aveugles. Y a-t-il un maître qui ait enseigné à ses élèves à regarder le sol, le pays que leurs yeux effleurent chaque jour sans le voir ? Y en a-t-il beaucoup qui aient fait comprendre à un enfant ce que c'est qu'une carte. Non, le cours élémentaire étudie l'Afrique, l'Asie, l'Amérique, l'Océanie ; le cours moyen la France ! Jamais le pays natal, le coin de terre varié et d'une richesse insoupçonnée en leçons frappantes, celui que l'on foule tous les jours.

          Combien de leçons fait-on en pleine campagne ? Où va-t-on dans le vallon en examiner et expliquer les détours, quand gravit-on avec les élèves les flancs du coteau pour en reconnaître les pentes plus ou moins inclinées selon les couches alternées de roches tendres, de roches dures.

          Quand montre-t-on sur les lieux où poussent les diverses plantes, la variété de la flore, et explique-t-on en les touchant du doigt les limites du domaine des quelques espèces les plus caractéristiques. Leur a-t-on expliqué à ces enfants pourquoi dans tel lieu-dit on ne sème jamais de blé, où ne rencontre-t-on jamais de prairies naturelles, pourquoi les paysans élèvent le mouton dans ce village-ci et qu'au village voisin il n'y en a point.

          A-t-on dessiné en promenade le cours du ruisseau et ses affluents avant de tracer celui du Nil ! A t-on tâché de représenter au cours d'une excursion par des hachures ou des couleurs les croupes du territoire local avant de faire l'étude des montagnes de la France ? Même avec une belle carte ce n'est que des mots que les enfants apprennent, car ils ne savent pas interpréter une carte. Ne devrait-on pas imposer aux maîtres de dresser dans chaque commune pour chaque école la série des cartes des terrains, des reliefs, des cours d'eau, des cultures, des forêts et de chaque localité. Et faites avec soin avec des cartes rétrospectives, qu'il serait facile de dresser la belle étude comparative de l'évolution de la culture sur le territoire d'un même village, sur la valeur des productions, leur accroissement ou leur diminution. Ils auraient une idée concrète alors des réalité géographiques, et quelques notions très sommaires sur la géographie de la France, de l'Europe complèteraient leur bagage durable. Cela signifierait pour eux quelque chose. Les élèves ne sauraient certes pas que Saint-Brieuc est sur le Gouët, ni que l'Indre arrose La Châtre, Châteauroux, Loches ; ils n'auraient pas non plus la peine ou la confusion de l'oublier. On aurait des élèves instruits, et non des perroquets pour la séance du C.E.P.

          L'enseignement agricole, l'enseignement de l'arithmétique s'encastreraient dans celui de la géographie locale, on aurait un enseignement régional, des pays qui sauraient réfléchir et calculer sur des données quotidiennes, des jeunes gens qui sauraient lire un journal agricole avec autant d'intérêt qu'un roman à 65 sous de chez Arthème Fayard.

          Je n'en finirais pas à énumérer les idées qui m'ont passé sur la langue. C'est tout un cours de pédagogie nouvelle à écrire, des manuels à préparer, toute une tâche pour une vie de bon maître.

          L'après-midi photographies, notamment les beaux obus de la gare de Wiencourt.

          Ce matin en promenade-marche j'avais emporté mon appareil, je n'ai pas eu de paysage de choix, mais j'ai cueilli mon groupe d'hommes, presque tous des C.O.A. Achevé la pellicule avec le sujet Petitjean à la chasse aux poux.

          Le soir, promenade à Wiencourt voir Hérard - c'était son anniversaire. Champagne et causerie.

          Demain je vais à Amiens en camion-auto.

          Rédigé ces notes-ci jusqu'à minuit en attendant Ravenet qui s'est attardé bei der Jagd (en chasse)

          La canonnade reprend ses hoquets énormes.

          Le 22 juillet - Amiens. Départ à 5 heures. Une brume mouillée ensevelit la plaine. La route droite comme un i se dirige vers la grande ville à travers les cultures magnifiques. C'est la veille de la moisson. La guerre écrase le paysage. Fils de fer barbelés dans les avoines, voies étroites jetées en écharpe des champs de blés, piste pour piétons et cavaliers, la grande et belle route suffit à peine aux voitures qui coulent sans fin en deux courants opposés sur une chaussée, pareille à des flots figés tant les ressauts des voitures ont accentué les aspérités du tablier. Mais ce qui est le plus frappant c'est le nombre presque illimité de ces lourds camions : trente kilomètres de route, trente kilomètres de camions, puis de distance en distance les gares improvisées avec des montagnes d'obus, de poutres, de tôles, de planches, de fil de fer. Cela semble avoir surgi du sol en quelques semaines. Il n'y a que quelques semaines en effet qu'on a l'impression que nous sommes désormais outillés pour la guerre : cela est écrit partout, et c'est le fruit d'un travail formidable de l'arrière. Étonnant peuple de France ; pas un des alliés n'a autant souffert, pas un ne s'est redressé aussi vite aussi puissant aussi redoutable que lui.

          France inépuisable, France infinie, je trouvais dans ces richesses de matériel jeté là en hâte pour la bataille comme un ressaut de sa volonté de ne pas périr.

          Des troupes anglaises passent partout. C'est les premières que je vois. Je suis profondément saisi.

          De beaux hommes jeunes, magnifiquement équipés, l'air ardent et résolu : des gens - venus volontairement sur le sol de France pour se battre - se battre pour eux, sans doute, mais aussi pour la France ; je trouve cela grand, unique dans l'histoire.

          Au restaurant des femmes jasent. Thème : la guerre. Elles discutent des allocations, l'une d'elles dit âprement : sans ces saletés d'allocations, il y a longtemps que la guerre serait finie. Les femmes se seraient déjà révoltées, mais il y en a des tas qui sont heureuses d'avoir leur mari à la guerre, elles touchent de l'argent sans travailler et peuvent faire les putains. Sic.

          Amiens, ville fade ; elle a la crasse des vieilles villes sans en avoir le charme. Pas de monuments, ou plutôt un seul, mais qui est un bijou unique, la merveilleuse cathédrale.

          Les vitraux les plus précieux ont été retirés, remplacés par des vitres incolores qui éclairent trop la nef. Les plus belles sculptures sont abritées derrière des tas de sacs de sable.

          Le marché sur l'eau, la rangée des barques des hortillonnes.

          Les jardins flottants entrevus.

          La vieille rue sur un canal vaseux.

          L'auto qui nous a emmené nous joue des tours à Gonin et à moi.

          La nouvelle auto pour le retour.

          Les bocks bus dans un café en apparence propre au cœur de la ville moderne, et qui n'est en réalité qu'un lupanar effronté.

          La fille séductrice, le calme du pauvre artilleur. Une fille publique de mœurs et de langage moins le costume. La veulerie des gens propres tolère ces mœurs éhontées en public.

          Retour par la même route encombrée et poussiéreuse.

          Le 23 juillet - Ravenet m'a réveillé à 21 heures hier soir, pour aller voir l'incendie de l'horizon. C'était fantastique. Explosions et fusées. Sans doute un tir de barrage contre une attaque de nuit des allemands.

          Ce matin, j'ai "roupillé" comme un loir, j'ouvre les yeux ; cherche ma montre : 9 heures ! Et d'autres ne peuvent dormir.

          J'ai été invité à déjeuner avec mon camarade Collot de l'ambulance 1/85.

          Je raconte le scandaleux épisode du café dans le quartier d'Amiens. Il m'oppose un fait plus triste encore : il a été "raccroché" dans la cathédrale. Cela m'a fait mal. C'est une profanation.

          Un repas avec des camarades intéressants. Après boire, pari consigné ci-après.

          20 heures. Le 236ème descend des tranchées ; un régiment après la bataille : c'est beau. Les pauvres gars sales, crasseux et magnifiques entrent dans le village en chantant et plaisantant :

          - Eh ! P'tit papa, y a ti du pinard ici ?

          - Bonsoir la p'tite mère, ah ! ce que la mienne est contente que son gosse soit encore en vie.

          - On les aura, on les a eus.

          Un autre, un peu lancé sort du rang, vient à moi en souriant :

          - Bonsoir, mon lieutenant !

          - Bonsoir, vous me connaissez ?

          - Non, mon lieutenant, mais vous êtes du 417ème. C'est vous qui nous remplacez là-haut, et ça me fait plaisir de vous saluer.

          - C'est gentil ça, alors ça été dur ?

          - Comme ça ! Que voulez-vous, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.

          - On voit bien que vous n'étiez pas un des œufs de l'omelette, lui dis-je.

          - Vous croyez que je n'y étais pas ? Regardez, il y en a encore et c'est du boche celui-là, réplique-t-il vivement en sortant un fourreau une baïonnette encore rouge.

          - Très bien, très bien, vous êtes un type.

          - Un peu. Bonsoir mon lieutenant.

          Et comme je lui tends la main, il hésite interloqué : "vous me donnez la main, c'est qu'elle est bien sale".

          - La main d'un brave est toujours propre. Bonsoir mon ami.

          Entendu un autre apostrophant un camarade : "Quoi, tu mets de la flotte dans ton bidon ? Zut alors. Dans l'mien, y'en entrera jamais une goutte…"

          Le 23 juillet - A revoir le 25 octobre 1916, première heure (?).

          M. Collot paiera au Rat Mort un souper confortable avec tites femmes au dessert pour chaque convive à condition que la guerre soit finie.

          Réunion du 23 juillet 1916.

          A Guillaucourt, Chau Demarquet.

          Vu entendu et approuvé

(suivent six signatures)

          M. Carrère, l'ex-officier, me cède un"teuf-teuf".

          Le 23 juillet - Je rentre de promenade tardive derrière le grand hôpital de campagne qui a poussé au milieu des blés entre Guillaucourt et Wiencourt.

          Ravenet m'y a conduit. On a enterré aujourd'hui un lieutenant aviateur. Ravenet se trouvait là, dans la luzerne transformée en nécropole. Et les croix poussent là plus vite que les brins d'herbes ; déjà en huit jours, tout un coin est planté.

          Nous arrivions, nous étions graves. De nombreux soldats étaient en visite. L'un d'eux - avait-il bu ? - lance tout à coup à un groupe qui ne réplique rien : Moi, j'en ai assez des bigots ! Ils ne nous en faut plus, on devrait les balancer, assez de leurs simagrées. C'est les curés qui sont cause que la guerre ne finit pas.

          Tout le monde se tait, écoute, stupide Ravenet me regarde, nous étions près de la fosse de l'aviateur. L'autre va continuer, mon sang bout. Je fais un bond jusqu'au type :

          - Est-ce que vous êtes payé pour faire vos discours ? lui-dis je, sur un ton menaçant ? Je vous prierai d'en rester là, n'est-ce pas ?

          - Oui, mais…

          - Vous m'avez compris ?

          - Oui mon lieutenant, mais déjà en Belgique…

          - Assez dit.

          La brute s'est tue. Il était temps. Le silence s'est fait dans le cimetière, comme par enchantement, et nous avons continué notre visite à ces pauvres petites croix anonymes, numérotées comme les bâtiments du camp, le camp des morts, hélas.

          Quelques-unes cependant portent une couronne, une plaque.

          Couronne offerte par les camarades, plaquette portant un nom, une date, et l'inscription simple et belle qui devient déchirante à la fin d'être répétée puis répétée à chaque pas "Mort pour la France".

          Sur l'un des tertres, mieux orné que les autres, il y a un bouquet de fleurs naturelles, et la croix supporte trois couronnes. "Les officiers et sous-officiers du Génie à leur camarade".

          "Les soldats du Génie à leur excellent ami, mort pour la France".

          Puis, sur une troisième, une toute petite couronne blanche à peine marquée : je lis, et sentant une douleur si grande qu'elle en oublie les indiscrets, mes larmes coulent brusquement devant cinq mots d'une âme désemparée : "A mon fiancé, sa Colette".

          Grand Dieu, que le sacrifice est atroce. Tant de jeunesse. Tant de souffrances physiques, tant de douleur morale, tant de vies naufragées ! Les croyants seuls peuvent comprendre et accepter : comprendre ? Non. Il faut croire, il faut dire : "Je suis la résurrection et la vie", et pouvoir crier sa douleur : Non, ils ne sont pas morts, les braves qu'on a couchés là. Non, ils vivent, c'est eux qui animeront la jeunesse de l'avenir, c'est eux qui pleurent dans nos yeux, qui soutiennent les survivants, c'est eux que nous retrouverons un jour quand nous les aurons suivis dans la tombe. "Celui qui n'a pas été éprouvé, que sait-il ?"

          Deux jeunes lieutenants du 417ème d'infanterie ont supporté le bombardement avec une énergie magnifique. Ils avaient la volonté surhumaine d'accueillir la pluie de fer avec un calme réconfortant pour leurs hommes. Puis quand vint la minute de l'assaut, ils ont allumé une cigarette, jeté leurs sabres, ajusté leurs gants, et la canne à la main, ont sauté sur le parapet en criant l'irrésistible : "En avant ! ". Ils sont partis… et ne sont pas revenus.

          Le 24 juillet - Journée traînée plutôt que vécue. Avec M. Pennelier, la chaleur vivifiante est partie du P.D.. M. Corbin est une lumière falote de caveau. On ne sait ni ce qu'il pense, ni ce qu'il veut. Peut-être et probablement qu'il ne le sait pas lui-même.

(…trois lignes effacées, grattées…)

          Bizarre enchevêtrement. Quelquefois j'ai l'impression accablante que ma vie est embouteillée comme il arrive à ces pauvres routes encaissées dans une zone de bataille.

          C. ne m'écrit plus. Elle laisse le feu s'éteindre peu à peu. De temps en temps, une brindille. Ce n'est pas assez pour la vie du cœur.

          Collot annonce une prochaine offensive en Champagne… Je me demande avec quoi.

          Le 25 juillet - Guillaucourt.

          "La tentation est la vie de l'homme sur la terre". I, 1, 13.

          Marche par la vallée de la Luce.

          10 heures. Visite de Léon Viret.

          Le vaguemestre n'a encore rien pour moi ? ?

          Ces jours-là il me semble que mon âme s'en va à la dérive comme ces malheureux que les Chinois lient sur un radeau qu'ils abandonnent au courant des fleuves. Je ne sens que le courant des heures qui m'entraînent seul dans un monde inconnu et indifférent ; tout ce qui m'attachait semble délié, dissout. M'aime-t-on ? Et moi, est-ce que j'aime quelque chose et quelqu'un ? Dans ce brouillard d'ennui, je ne distingue plus rien. Oh les mornes jours.

          Après-midi, visite d'Hébrard. Récit tout chaud de la bataille. Le vieux brave a du être ivre de joie de s'être trouvé en plein cœur d'une attaque.

          J'ai l'impression que les Anglais ont fait un gros effort infructueux hier.

          A midi, choix laborieux de dix ouvriers agricoles parmi les plus intéressants de nos hommes.

          M. Corbin fait des difficultés pour tolérer que des hommes se rendent utiles au lieu de faire la sieste comme des veaux.

          M. Corbin m'attrape pour mon envoi de dix hommes dans un champ au service d'un agriculteur : il ne veut pas désorganiser la Compagnie. Nous avons déjà assez de services divers. On pourrait en distraire un où deux et patati et patata.

          Je lui explique que j'ai cru faire œuvre utile, que les hommes sont mieux là que sur la paille à dormir, que le travail était urgent, à proximité, qu'on pouvait toujours en cas de besoin rappeler nos ouvriers, et puis qu'enfin c'était dans le bon sens et entrer dans les vues du Commandement que de venir en aide aux agriculteurs…

          Tout cela, ne signifie rien ; il ne comprend pas. Les hommes sont rappelés.

(…Plusieurs lignes illisibles, cachées…)

          Le 26 juillet - Guillaucourt. Lettres de C., de Louis, de la "Roten Kreuzes".

          Mein armes Emmchen, warum bist du eines Feinden Volkes. Du bist so edelm so hoch gesinnt, du möchtest Französen sein. Ich sehne nach dir, nach deiner Liebe so sehr.

          (Ma pauvre Emma, pourquoi appartiens-tu à ce peuple ennemi. Tu es si noble, si haute, tu pourrais être française. Je me languis tant de toi et de ton amour.)

          Louis me déconseille d'aller le rejoindre. Il me révèle que les relations sont rompues entre Mutter et Tonton.

          Dieu ! Que c'est pénible cette mesquine brouille pour quelques centaines de francs.

          Ils ratissent l'or presque, le lendemain est assuré, et pourtant l'âpreté à un gros sou est toujours aussi grande ! Jamais le vent tiède d'une générosité ne passe dans ce désert.

          Je sais qu'elle est âgée, que ses idées se sont cristallisées, qu'il serait difficilement supportable d'être en sujétion quotidienne ; mais il n'en faudrait pas tant. La combler un peu, la gâter et ce serait facile avec ses habitudes d'économie, mais non ! On offre un œuf, et on croit avoir payé une dette de reconnaissance !

          Un détachement de prisonniers vient cantonner dans la ferme voisine. Il y a un cadre de groupe au complet, y compris un major. Pour les Compagnies de Petit Dépôt, constituées avec des éclopés, il n'a pas été prévu de major ; les malades quotidiens sont à droite et à gauche à la consultation, au caprice des mouvements de troupes.

          Une Compagnie du train, trois cents chevaux, a son vétérinaire. Les trains de combat des régiments accrus dans des proportions formidables, quatre à cinq cents chevaux, n'en ont pas…

          Le 27 juillet - Corvée de lavage à la Luce. Itinéraire par le ravin ouest bondé de troupes, trains, campements. Je rencontre deux "anciens clients" fourriers à un Bataillon d'étapes (du 124ème Territorial) ils ont été versés à un régiment de Territoriaux (actifs) avec tous les éléments les plus jeunes ou plutôt les moins vieux du Bataillon. La mesure d'ailleurs est générale. M. Fourgeot m'écrit que le Dépôt du 54ème Territorial regorge aussi d'un nouveau flux de recrues cueillies partout pour être versées aux Bataillons combattants. Des ces Territoriaux on ne fait pas des troupes de choc, mais on leur demande quelque chose de plus dur : ils forment le premier échelon du front derrière les troupes d'assaut.

          Leur domaine c'est les secondes lignes, ils ont la rude tâche dangereuse et ignorée d'assurer le transport du matériel et des munitions, des véhicules hippo ou automobiles aux premières lignes ; on ne se rend pas bien compte de l'écrasant labeur qu'ils fournissent à transporter à dos d'hommes, à bras où à brouette dans les boyaux sournois les rondins, les poutres, les claies, les pieux, les sacs de ciment, les poutrelles d'acier, les tôles et fils de fer, les cartouches, les obus, les torpilles, les armes, les outils que dévorent les premières lignes ; le travail d'évacuation des blessés, des prisonniers, du matériel hors service, du matériel conquis, des emballages utilisables n'est guère moindre.

          Et tout cela par tout temps, à toute heure, jour et nuit dans un continuel va-et-vient sous la perpétuelle pluie des marmites meurtrières.

          Vienne une riposte trop dure de l'ennemi, ils quittent le fardeau pour la mitrailleuse, le fusil et la baïonnette.

          On ne saura jamais le flot de courage silencieux et stoïque englouti dans le sol bouleversé des secondes lignes que jamais n'éclaire le soleil des récompenses ou des admirations glorieuses. Ce sont les graves territoriaux qui font cette dépense quotidienne de bravoure ignorée, "les petits, les obscurs, les sans-grades", oui ceux-là, c'est bien eux qui vont "fourbus, blessés, crottés, malades".

          Ce travail épuisant n'attire pas la commisération. Les relèves sont espacées, et comme les pertes s'égrènent au fil des jours et qu'on n'ose (ou qu'on néglige) faire le total de ceux qui manquent à l'appel, on n'est pas frappé par les chiffres ; ceux-ci perdent leur éloquence comme les paroles en cascades d'un bègue.

          J'ai déjeuné avec mes connaissances. L'un deux - un instituteur ! - prétend que la guerre ne peut pas durer plus de quelques mois encore - qu'il y aura une révolution dans les grandes villes - ? ?

          Je lui demande pourquoi, il n'en sait rien. C'est d'habitude les demi-instruits qui disent les plus majestueuses sottises.

          La révolution ! Pourquoi ? Par qui ? Contre quoi et contre qui ?

          - Certains chefs.

          - Lesquels ? En connaissez-vous ?

          - Non.

          Il lui échappe que la France n'a jamais été plus unie et plus unanime - dans son ensemble et ses éléments sains - que la guerre nous a été imposée et en tout cas indiscutablement acceptée par tous les partis, même les plus antimilitaristes ; que la guerre continue avec la collaboration de tous les partis, de tous ses représentants - sauf trois instituteurs !

          Que la responsabilité de l'invasion incombe à tous les partis, et plus spécialement à ceux qui se disent les plus ou les meilleurs républicains (Loi de deux ans, congrès radical de Pau, conférence de Berne où s'en fût notre ministre actuel du Travail, M. Métin ! La France a péché par pusillanimité : elle expie ; mais elle se rachète et se retrouve, et attend, espère, entrevoit la victoire qui fera oublier ou pardonner toutes les fautes, toutes les erreurs.

          Une révolution dans les grandes villes. Par qui ? Les ouvriers. Mais ce n'est pas eux qui font la guerre : ils ont été rappelés en grande majorité après la contribution brutale des premiers temps. Ils sont satisfaits d'être hors du gouffre et gagnent grassement leur vie pendant que d'autres se font tuer. Il n'y a pas de risque qu'ils bougent pendant la guerre. Et après encore moins car qui a souffert, qui supporte et supportera jusqu'au bout la longue saignée, les paysans, rien que les paysans, toujours les paysans, avec quelques intellectuels et petits commerçants qui fournissent les cadres. Et encore ! Nos officiers actuels sont en bon nombre - dans l'infanterie - des anciens sous-officiers, fils de paysans.

          Que feront ou pourront faire ces humbles, ces patients, ces disséminés, après la guerre. Une révolution ? C'est enfantin de craindre ou d'espérer une telle conclusion du grand drame.

          La poussée russe continue. Ce sont les Turcs pour l'instant qui ont la tête entre les pattes de l'ours. Voici les cosaques aux portes de la capitale arménienne. Cette fois le succès semble décisif et la déconfiture des Turcs est complète ; les Autrichiens cèdent pas à pas, mais enfin continuent à reculer. Les Anglais sont maîtres de Pozières ; le bruit court partout, même en Allemagne, d'une prochaine et nouvelle attaque en Champagne ; jusqu'en Allemagne on semble s'attendre à un coup de théâtre en Roumanie ; et pourtant dans tous les camps règne la confiance la plus intrépide dans la victoire finale :

          Âpre et grave discussion en Allemagne entre les divers partis sur les annexions et indemnité qu'il est politique d'exiger (j'ai entre les mains et lu attentivement un journal allemand où il n'y a pas une demi-ligne d'inquiétude en date du 12/7) ; le comte Andrassy déclare que "la paix est inséparable de la victoire austro-allemande, la Hongrie est pleine d'espoir et ne parlera de paix que quand l'ennemi sera battu" - (et on nous dit que les cosaques sont en Hongrie ! ).

          Que croire ? A qui bourre-t-on le crâne ? Il me semble impartialement pensé que c'est chez eux autant que chez nous un sport, mais où ils seraient passés maîtres quoique j'enrage quand je lis dans le Matin avec la manchette "Leur moral" des extraits d'un journal de déserteur allemand.

          Que les rédacteurs du Matin publient sur la colonne parallèle les confidences que me faisait Constant Roussy sur la route de Verberie le 15 janvier ou à Berteaucourt.

          Ou encore les propos de Buzier à Caix, disant qu'il attendait qu'on demande des volontaires pour aller en patrouille pouvoir passer les fils de fer et se "barrer" chez les Boches ; ou encore les rancunes étroites qui circulent dans une foule d'esprits rudimentaires.

          "C'est Poincaré et sa clique qui poussent la guerre à outrance", et le propos réfréné d'un autre : "c'est les curés qui sont cause que la guerre dure".

          Et qu'il ose, le Matin, présenter ces bassesses avec la manchette : "Notre moral"!

          On mettrait le feu à ses bureaux, réservoirs à mensonges.

          Non, "leur moral" et "notre moral" ne sont pas à extraire de cette fiente.

          Un bruit infâme et corrosif a cours sous les capotes sales : c'est que la paix était possible et facile après la bataille de la Marne ; que Caillaux se serait chargé de la négocier (avec quelques milliards d'indemnité l'ogre aurait été rassasié) mais Poincaré, sa clique et les perfides Anglais auraient en hâte fait signer le pacte de Londres, d'où découlent toutes nos ruines, tous nos deuils, toutes nos souffrances sans fin - (Louis Roy me l'a exposé).

Deux conceptions de l'amour.

          Wenn du zum Weibe gehst, vergiss die Peitsche nicht. Nietzsche. (Quand tu vas chez la femme, n'oublie pas le fouet. Nietzsche.)

          Das ewige Weibliche zieht uns hinan. Schiller. (L'éternel féminin nous attire. Schiller.)

Epitaphe qui me conviendra quelque peu si la guerre m'accorde une tombe :

          Gestritten viel, gelitten mehr, gestorben. D. Von Liliancron. (Il a beaucoup combattu, encore plus souffert, et il est mort. D. Von Liliancron.)

          Le 28 juillet - Pensée : "c'est dans l'adversité que l'on voit le mieux ce que chacun a de vertus". I, 1, 16.

          Les Autrichiens ont pendu à Trente le député Battisti

          Ils tiennent absolument à stimuler la haine italienne et à lui donner des saints martyrs. Comme si le sang des martyrs n'était pas toujours plus éloquent que leur enseignement.

          Erzindjan est pris.

          Voir dans la série du Bulletin de Armées une leçon vraiment modèle - concrète - sur la confection d'une carte en hachures.

          (un des Bulletins de juillet 1916)

          à l'aide d'une poire

          La loi du ¼ très clairement expliquée.

          Noter de nombreuses questions courantes ou scientifiques un peu compliquées mises à portée de toutes les intelligences avec une réelle habileté pédagogique.

          C'est une publication qui doit être fouillée par tout maître d'école primaire qui veut préparer sa classe.

          Une table des matières sera sans doute publiée, sinon, faire une classification des sujets.

          Voir au numéro du 26 juillet, statistique et graphiques sur consommation du tabac.

          A 20 heures, au coucher du soleil, l'atmosphère est d'une pureté et d'une tranquillité parfaites. Les aviateurs semblent être comme des insectes ivres de soleil et de joie. Il y en a plein le ciel. Il sont là par jeu, ils joutent, pirouettent, évoluent, se poursuivent, simulent des chutes vertigineuses ou des accrochages angoissants. Ils font la "feuille" morte, la vrille, le saut périlleux.

          Je n'avais jamais vu un spectacle aussi prodigieux. Ce sont vraiment les rois de l'air, et à les voir dans l'immensité si maîtres de leurs mouvements, si sûrs de leurs déconcertantes fantaisies, on oublie que ce sont des hommes sur des machines.

          Ils font songer à des oiseaux nouvellement créés, fêtant leur naissance ou s'essayant à leurs premières amours. Rien ne ressemble mieux à leur grâce souveraine que les jeux des poissons rouges dans un bocal. D'ailleurs le soleil féerique leur donnait toutes les parures somptueuses du crépuscule. C'était tantôt une flèche d'or, tantôt une larme d'argent, tantôt un bouquet tricolore ou un papillon ambré qui se mue en hirondelle noire pour devenir aussitôt une grande libellule éblouissante.

          Comme ces tourbillons qui traversent les plaines ensoleillées, l'émotion vous saisit et vous enlève dans la ronde fabuleuse que donne en spectacle ce soir le génie de l'homme et la divine richesse du soleil.

          Au nord les durs sanglots des obus lourds apportent en réplique l'écho des hideuses besognes de la mort.

          Puis quand nos "as" éblouissants eurent atterri harmonieusement, trois avions noirs vinrent avec une rare audace et une vitesse furtive glisser au-dessus de nos batteries ; ils semèrent comme une fiente lumineuse quelques fusées cabalistiques et rentrèrent précipitamment dans la nuit.

          2 heures du matin. Les "aviatiks" ne sont pas venus en vain. De minuit à deux heures il vient de tomber une effrayante grêle de marmites dans la direction Caix-Roziers. Impossible de dormir, la maison est haletante.

          Je viens d'aller sur la colline, au coin du petit bois, examiner les lueurs frénétiques de l'horizon.

          Des avions rentrent dans la nuit avec leur lanternes tricolores, ils sont pareils à des étoiles en voyage.

          Le 29 juillet - Exercice. Gorce reste couché à mi-chemin. Je lui fait part du soupçon que son attitude a fait naître, développer et accréditer chez presque tous, soldats et gradés.

          "Il pousse" - "Il nous achète" - "C'est un roué". En un mot, on le tient pour un simulateur. Je finis par en être convaincu.

          Lettre de maman Colin. Wach auf ! (Réveille-toi) répète-t-elle avec anxiété.

          Schlaf ein !(Rendors-toi !) murmure l'autre.

          Bleibe fest und hart, (Reste dur et ferme) dit Zarathoustra.

          Les Russes ont pris Brody. Les Anglais Pozières-Longueval et le bois Delville défendus par les Brandebourgeois. La lutte était ardente et âpre. Ce sont deux victoires significatives et d'égale importance que cette avance ici de mille cinq cent mètres et là de quinze kilomètres.

          Un détachement de Malgaches utilise nos douches. Il y a là de beaux gars robustes, fils du soleil qui a doré leur peau.

          Des hommes d'âges divers : les uns - dix-sept ans - d'autres ont dix, quinze années de service.

          Tous engagés volontaires. L'État leur a versé une prime tentante.

          J'ai causé avec un adjudant indigène, il gagne deux cents francs par mois : à chaque paie il envoie cent francs à sa femme restée là-bas avec ses deux enfants.

          Beaucoup parlent français ; les uns l'ont appris au régiment, d'autres à une école et ils sont assez nombreux ces élèves des Frères des Écoles chrétiennes que ceux-ci préparèrent en fin de compte pour la mère patrie.

          Un plus grand nombre encore sont chrétiens, baptême, communion, mariage, ils ont reçus les sacrements, et ces néophytes ont acquis le sentiment de la pudeur que les anciens chrétiens ont perdu : un exemple frappant dans leur tenue sous la douche. Les Français y vont avec l'indifférence des pudeurs perdues, souillées ou violées, ou bien avec les basses gouailleries de lupanar ; ces grands enfants au contraire se pressaient confus, embarrassés, se protégeant les organes sexuels avec les mains ou les dissimulant entre les cuisses serrées.

          Ravenet qui tombe toujours en arrêt devant une cochonnerie nouvelle est accouru avec l'appareil photographique ; il espérait avoir un cliché sensationnel ; il a été fort déçu et fort vexé car à son approche toute la série sous les pommes d'arrosage s'est tournée face au mur et lui a présenté la face postérieure avec un bel ensemble. Ce n'est pas celle qu'il cherchait.

          Le 30 juillet - Guillaucourt. Ravenet est parti ce matin à Amiens tuer les petits Rav., (?) plus forts que lui, dit-il. Il est parti seul ; nul n'a voulu l'accompagner.

          Je suis allé à la messe où je n'ai entendu que le sermon de curé paroissial, un vieillard - un type - je me représente ainsi les fougueux apôtres des XIIème-XIIIème siècles ou quelque janséniste austère et ardent ou Joad : "Je ne suis pas ici, moi, prêtre catholique, pour endormir les consciences, pour voiler les fautes dans un nuage hypocrite", disait-il de sa voix impérative, convaincue, mordante. Il a choisi pour sujet la coutume pieuse de la paroisse de célébrer une messe de moisson, le 1er août.

          Il a voulu montrer ce qu'il y avait de grand, de beau, de religieux dans cette tradition, dans la pensée des fondateurs et de ceux qui la maintiennent. Et il a développé magistralement son sujet : un acte de foi, un acte de remerciement, un acte d'humilité, un acte de contrition, un appel à l'indulgence divine "des travailleurs de la terre". Ce qu'il y avait surtout de frappant, c'était la voix, le ton, les gestes et au fond, la flamme intérieure de ce vieillard. Il s'exprimait avec une telle conviction tranchante, une autorité si fougueuse, avec une véritable passion : on sentait bien que ce n'était pas le sermon appris par cœur et récité. La tragique proximité des champs dévastés s'imprégnait dans son discours.

          Il ne doit pas être commode à manier, ce prêtre-là.

          Deux crimes nouveaux de nos ennemis, deux crimes qui font courir le sang plus vite :

          - Ils ont fusillé un capitaine anglais, Frystaff, pour avoir éperonné un sous-marin qui allait couler son bateau de commerce.

          - Dans notre région du Nord, Lille, Roubaix, Tourcoing, ils ont procédé sauvagement à des évacuations brutales de la jeunesse, arrachant des jeunes filles aux parents, transportant pêle-mêle comme un troupeau vers des destinations diverses et obligatoires des milliers de personnes.

          Voir les journaux des 28-30 juillet.

          Le 31 juillet - Guillaucourt. Toujours la même vie déprimante. Les deux tiers de la Compagnie sont requis pour les corvées diverses de la Place. Il ne reste qu'un petit groupe ou valides ou éclopés avec lesquels on ne fait qu'un semblant d'exercice. Et pour comble, le lieutenant s'en désintéresse à peu près entièrement, que se soit bien ou mal exécuté, peu lui chaut, il ne s'en rend jamais compte. Il n'établit un programme que par acquit de conscience, et sans savoir ou pouvoir le rendre intéressant, ainsi il prescrit deux marches par semaine : "même itinéraire que la marche précédente". Il ne connaît pas les hommes, ne cherche pas à les connaître. Qu'on lui fasse un rapport, il ne donne aucune suite, sauf pour les motifs de punition qu'il aggrave sans enquête, mécaniquement presque.

          Il y a des jours où je ne le vois pas, il se passe des semaines sans qu'il échange autre chose qu'un salut froid et distant avec ses chefs de section.

          Aussi la paralysie gagne chaque jour du terrain. Aidée par le soleil enfin revenu, une somnolence vague pénètre les corps et les âmes. Je reste au lit dix heures par nuit, je fais trois siestes supplémentaires et le reste du temps j'ai constamment sommeil.

          C'est pitoyable une vie si creuse, si lâche. J'ai lu des livres, et pas d'occupations exigeantes et pourtant je délaisse livres et études.

          Est-ce l'effet de la paresse, mais je me sens malade et à demi-vivant. L'appétit s'en va, le cœur, le cerveau, tous les organes me causent une douleur sourde et imprécise. Il me vient ces jours-ci un corps et une âme de vieillard.